Dernière Séance # 28

Journal d’un cinéphile au XXIème siècle

Pensées, aphorismes, observations, opinions, réflexions, blagues… Toute ressemblance avec la rubrique « Bloc-notes » de la revue Positif est absolument volontaire.


Mercredi 13 mai

Non-ouverture du festival de Cannes. Symptôme aggravant de la crise qui impacte et impactera encore longuement l’ensemble de l’industrie cinématographique, depuis les auteurs, les producteurs jusqu’aux spectateurs, en passant par les techniciens, acteurs, distributeurs, exploitants. Une crise qui sans nul doute, nous fera définitivement basculer dans l’ère de la SVOD.

Sur la Croisette, Paul Verhoeven était attendu comme le loup blanc avec son Benedetta, dont la sortie fut déjà postposée suite aux ennuis de santé du « hollandais violent » (apparemment, le réalisateur serait remis depuis). Très actif sur Twitter, le producteur Saïd Ben Saïd annonce que la sortie du film est repoussée à mai 2021, soit dans un timing parfait pour le prochain festival de Cannes (sous réserve évidemment). Une stratégie similaire est adoptée par les équipes de production des œuvres à venir de Nadav Lapid (Le Genou d’Ahed) et de Bruno Dumont (Par ce demi-clair matin). Tentative de décryptage : La compétition 2020 était sans doute acquise pour les œuvres de ces trois auteurs imposants, des films dont la carrière commerciale pourrait, en effet, être impactée par un accueil cannois positif. Mais de là à se projeter de nouveau sélectionné en compétition officielle plus d’un an à l’avance, le pari semble bien présomptueux. Ces trois films auront-ils encore le privilège de la compétition alors qu’une foule de nouveaux rivaux seraient entretemps achevés ? Des accords tacites auraient-ils déjà été pris avec Thierry Frémaux, Pierre Lescure et leurs équipes ? Toujours est-il que miser sur une exposition favorable en festival pour « faire des entrées » est fort révélateur de la fragilité de l’économie du cinéma d’auteur européen.

En attendant, l’équipe de Transmission se réjouit de l’annonce d’une nouvelle adaptation de Bel Ami par Paul Verhoeven avec la complicité de son scénariste hollandais Gerard Soeteman, le tout sous la forme d’une mini-série. La rencontre entre l’imaginaire de Guy de Maupassant et celui violent et sexué du réalisateur de La Chair et le sang (1985) devrait faire des étincelles !


Jeudi 14 mai

Paru fin 2018 par l’entremise de Carlotta Films (décidément sur beaucoup de bons coups) et de C.M. éditions, le Dictionnaire du Cinéma Japonais en 101 cinéastes transmet lui aussi beaucoup de passion.  Concentré sur l’âge d’or des studios japonais (ici daté de 1935 à 1975), l’ouvrage propose donc 101 entrées classées par ordre alphabétique de noms de cinéastes, de Masao Adachi (collègue de Kôji Wakamatsu et chantre de La théorie du paysage avec son documentaire A.K.A. Serial Killer – 1969) à Noriaki Yuasa (père de Gamera pour la Daiei, kaiju eiga rival du Godzilla de la Toho). Somme inestimable d’informations et de pistes d’analyses, ce précieux objet invite à bondir d’entrée en entrée à la découverte de nouvelles personnalités, de nouvelles œuvres, de nouvelles anecdotes. Au cours de ma première plongée, j’y apprends entre autres qu’à l’origine, la nouvelle vague japonaise (« Nuberu Bagu ») fut impulsée non pas par des cinéastes, mais par les dirigeants du studio Shôchiku dans un esprit très pragmatique (si les français créent l’événement avec des films à petits budgets par et sur les jeunes, pourquoi ne pas tenter la même chose chez nous ?), et qui a donc offert des budgets à des assistants réalisateurs de moins de trente ans, dont Kiju Yoshida ou Nagisa Oshima (entrée Nagisa Oshima par Stéphane du Mesnildot).

Plus loin, Teruyo Nogami (collaboratrice d’Akira Kurosawa) rapporte dans l’entrée Toshiro Mifune, que sur le tournage de son seul et unique film en tant que réalisateur (L’Héritage des 500.000 – 1963), sur lequel il officiait également comme producteur et acteur principal, l’interprète fétiche d’Akira Kurosawa craignait tellement de déplaire à son équipe qu’il diminuait constamment le nombre de plans à réaliser dans la journée, au point même de négliger de tourner des gros plans sur son propre visage ! À la vision d’une projection test, le réalisateur des Sept Samouraïs (1954) suggérera à Toshiro Mifune de faire des retakes dans la forêt avoisinante.

N.B.: Cinéma japonais toujours, je conseille aux amateurs une excellente émission radiophonique consacrée à Nagisa Oshima. Diffusée à l’origine en 1998 dans l’émission « Ciné Club » de France culture, l’archive a été exhumée récemment à la non-occasion du festival de Cannes. Par ici.


Vendredi 15 mai

Alors qu’un Travis Bickle masqué invite les spectateurs chinois à revenir au cinéma, je fais la découverte d’un autre document hautement improbable : en 2005, Jonas Mekas a réalisé un documentaire consacré au tournage des Inflitrés de Martin Scorsese (2006) ! New-York mis à part, j’étais loin de penser que les deux cinéastes puissent entretenir quoi que ce soit en commun mais apparemment ils se connaissent et s’admirent depuis leurs débuts. Long de presque une heure, le film s’intitule Notes on an American film director at work : Martin Scorsese et emprunte une forme à laquelle l’auteur de As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty (2000) nous a habitué : format carré, caméra au poing, rareté ou absence de commentaire.

Le curieux objet (disponible ici) s’il reste anecdotique, présente quelques moments rares de collaboration entre Martin Scorsese et celui qui est en passe (à l’époque) de devenir le second acteur fétiche de sa carrière, Leonardo Di Caprio. Enfin, c’est un document émouvant sur le dernier tournage américain du légendaire Michael Ballhaus, chef opérateur à l’ancienne et disparu depuis, se tenant éloigné de la caméra (il ne cadrait pas lui même, contrairement à la majorité des directeurs de la photographie actuels).


Lundi 18 mai

On apprend la mort de Michel Piccoli à l’âge fort respectable de 94 ans. Un âge qu’on eut pu douter qu’il atteigne, tant l’homme ne se ménageait point, travailleur acharné, connu pour ses personnages antipathiques, ses excès de colère, l’élégance détachée de son phrasé ou son implantation capillaire. Le Mépris de Jean-Luc Godard (1963), Belle de jour de Luis Buñuel (1966), Vincent, François, Paul…et les autres de Claude Sautet (1974), La Grande bouffe de Marco Ferreri (1973), font bien sûr partie des premiers titres – un peu tartes à la crème – qui me viennent en tête, mais un rapide coup d’œil à sa filmographie gargantuesque rappelle que le comédien protéiforme a collaboré avec Sergio Corbucci, Mario Bava, Alfred Hitchcock, Elio Pétri, Jerzy Skolimowski, Youssef Chahine (et j’en passe) pour le grand écran, ou encore Patrice Chéreau, Peter Brook, Jean Vilar ou Bernard-Marie Koltès sur les planches.

En hommage, je revois un de mes Claude Sautet favoris, Max et les ferrailleurs (1971). Empereur d’un casting somptueux, Michel Piccoli en immense salaud tiré à quatre épingles, tout en colères et frustrations contenues, volcan impénétrable au bord de l’éruption, qui laisse en fin de métrage poindre un soupçon d’humanité dans la dernière bouffée de cigarette avant un coup de fil, le relâchement musculaire de son faciès ou sa démarche enfin hésitante dans un couloir de commissariat. À l’ultime minute, la vision fantasmée de Lily (Romy Schneider) dans le reflet d’une vitre de voiture me renvoie à celle que Bobby (Joaquin Phoenix) aura d’Amada (Eva Mendes) à la fin de La Nuit nous appartient de James Gray (2007) : deux images fantasmatiques de femmes fardées pour évoquer les regrets masculins.


Mardi 19 mai

En termes de nombre de films produits et de rayonnement critique (pas encore de succès public, mais plus il y a de films, plus l’espoir s’épaissit), le cinéma belge connaissait jusqu’à mars 2020 une incontestable période faste, même s’il est rarement défendu dans ces colonnes. Bouli Lanners, Stephan Streker, Rachel Lang ou Nabil Ben Yadir étaient cette année pressentis dans l’une ou l’autre sélection du festival de Cannes, accompagnés d’une flopée de premiers longs-métrages de nouveaux venus. Faut-il rappeler que les deux derniers prix de la caméra d’or étaient belges eux-aussi (Girl de Lukas Dhondt en 2018 et Nuestras Madres de Cesar Diaz en 2019) ?

Au royaume de Belgique, c’est tout le monde de la culture, précaire et exsangue, qui crie à l’aide sans recevoir la moindre réponse ou information de la part des pouvoirs en place. En ce qui concerne le cinéma, plus grave qu’une exposition médiatique manquée et des sorties ajournées, les tournages sont interrompus sans date possible de reprise. Quand bien même le Conseil National de Sécurité autorisait une reprise des tournages dans des conditions sanitaires strictes et possiblement handicapantes, les indispensables assureurs demandent des prix exorbitants, trop angoissés à la peur d’un regain du virus au nom de mauvaise bière. Dans une tribune ouverte du quotidien La Libre Belgique datée du 28 avril, Joachim Lafosse (À perdre la raison, Élève libre) appelle à la création d’un fonds de soutien public pour soutenir la reprise des activités (ici), hier Fabrice du Welz (Alleluia, Adoration) voyant la perspective d’un tournage estival de son prochain long-métrage (Inexorable) s’éloigner jour après jour, exprimait sa colère et son impuissance sur le site Cinevox (ici).

Six fédérations belges actives dans les secteurs de l’audiovisuel et du cinéma se sont associées pour créer la plateforme No Culture, No Future (ici) afin de communiquer sur leurs revendications. Nous vous invitons à prendre connaissance et à diffuser.


Bonne semaine cinéphile à toutes et à tous !

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