Sur les pas de »La Servante »

Méconnu des cinéphiles de ce côté-ci du globe, La Servante de Kim Ki-Young (Corée du Sud, 1961), est révéré dans son pays d’origine par une génération de cinéastes coréens mondialement célébrés depuis une vingtaine d’années. Pour ne citer que lui, Im Sang-Soo, l’auteur de The President’s Last Bang, a même réalisé un lointain remake du film de Kim Ki-Young en 2010. La Korean Film Archive, alliée à la World Cinema Foundation créée à l’initiative de Martin Scorsese, a entrepris de restaurer le film original, patrimoine de son Histoire du Cinéma. Dans nos contrées, après une ressortie salles en 2012, le film a été réédité sur support numérique par Carlotta.

La Servante (ou Hanyo), est le premier film d’une série de quatre, tous signés Kim Ki-Young (Woman Of Fire, 1971 ; The Insect Woman, 1972 ; The Insect Woman 82, 1982). À la fois suites, remakes et variations, ces œuvres explorent les mêmes situations et les mêmes caractères. Soit l’histoire d’un homme, ici professeur de piano, encouragé par son épouse à gravir l’escalier social. Le faible patriarche décide alors de recourir aux services d’une jeune et jolie servante. Celle-ci, poussée par des motifs opaques, avides et/ou sincères (selon versions et interprétations), va séduire son employeur et précipiter la chute d’une cellule familiale déjà pourrie par le mensonge et le matérialisme.

En 1960, à l’heure de la réalisation de La Servante, un coup d’état mène Park Chun-Hee au pouvoir en Corée du Sud. La dictature militaire qui prend les rênes tend à moraliser durement le pays après le précédent régime « corrompu », installé suite aux accords internationaux de la fin de la guerre de Corée. Après la conclusion tragique du drame familial de Kim-Ki Young, le réalisateur nous renvoie à son prologue: tout ce à quoi le spectateur vient d’assister n’a été que fantasmé par les personnages. En guise d’épitaphe, le personnage du père énonce directement au spectateur une lecture du film : « Avoir une jeune servante, c’est comme avoir un loup dans la bergerie. » Par cette pirouette, le réalisateur donne une interprétation possible, réactionnaire et moralisatrice, d’une histoire pourtant bien plus perverse. Selon cette lecture, le vice a mené le foyer à sa perte : la mère matérialiste a voulu une grande maison, le couple a laissé une mauvaise fille pénétrer le foyer et le père a trompé son épouse. Aujourd’hui, c’est à se demander si Kim Ki-Young n’a pas mis en scène cet épilogue afin de distraire les pouvoirs en place de l’ambiguïté de son œuvre.

Certes, dans La Servante, le mari couard trompe sa femme avec le personnage le plus bas dans l’échelle sociale, et qui risque donc de lui faire moins de tort qu’une de ses élèves. Kim-Ki Young traite cet évènement comme le point de non-retour d’une série de calamités déjà bien entamée (dehors, l’orage gronde, comme dans le récent Parasite de Bong Joon-ho, qui multiplie les références à La Servante). Il n’est pas de bonne conduite dans la noirceur de la vision du cinéaste. Dès les premières minutes du film, la cellule familiale est gangrénée : deux enfants fourbes et cruels, une mère de famille assoiffée de propriété et des rats hantant les placards (métaphore largement déployée par le cinéaste). Du côté du père, c’est un respect rigide des conventions qui sera la source de son malheur. Au cours du premier acte du film, l’impossibilité pour une jeune fille d’avouer son amour pour un professeur marié entraîne une addition de devoirs et de sanctions qui résulte par un décès. Par son obédience aveugle aux sacro-saintes normes sociales, le père a entraîné la mort. Dévasté par la culpabilité, il se laisse entraîner dans la toile tissée par sa servante. Justement, dans le cas de cette dernière, la voir uniquement comme une femme fatale monstrueuse, semble être une lecture trop manichéenne de la tragédie humaine de Kim Ki-Young. Révoltée par le piège de sa position sociale, elle cherche avec audace à inverser les rapports (c’est la seule à quitter illégalement sa place par la terrasse). Finalement, son ire décuple quand sa fausse couche ne peut être reconnue. Dans la société de Kim Ki-Young, pas de justice pour la plèbe.

Dans le scénario comme la mise en scène, La Servante est un film prison. Si le père est captif à la fois de son respect des règles et du matérialisme de sa femme, la servante l’est de ses origines modestes. Mais le récit est lui aussi prisonnier. L’action se déroule presque exclusivement en un huis-clos au cœur de la maison de famille, organisée autour d’un escalier sursignifiant les rapports de force entre les personnages. Le réalisateur nous invite dans cette cellule (familiale) dès le premier plan : un travelling avant depuis l’extérieur de la maison jusqu’aux fenêtres tracées de barreaux verticaux. Kim Ki-Young multiplie à outrance ce type d’images : le père offre un écureuil en cage à sa fille, la servante resserre son étreinte autour de ses proies en entrelaçant ses jambes ou ses doigts, quant aux enfants, ce sont les matons de service, constamment à espionner et écouter aux portes. Alors que le climat s’alourdit au sein de son décor unique, Kim Ki-Young orchestre une oppression grandissante, jusqu’à rendre l’atmosphère proprement irrespirable : le noir occupe de plus en plus les cadres, les notes de piano deviennent lourdes et dissonantes, le climat extérieur alterne pluies et orages… Par sa mise en scène expressive jusqu’à l’excès, le réalisateur transforme son histoire de lutte des classes en film d’horreur expressionniste.

L’expressivité de la mise en scène de Kim Ki-Young, la sophistication de son découpage et son inventivité pour transférer sur l’écran les conflits internes de ses personnages ont durablement marqué les cinéastes coréens. Pour être plus précis, on peut déceler un tel héritage chez Kim Jee-Woon ou Park Chan-Wook. Deux formalistes virtuoses, mais qui ne brillent pas pour leur sens de la mesure ou leur subtilité. C’est en ce sens que l’on peut voir La Servante, comme l’un des films matrice du cinéma coréen de ces dernières années. Mais à la différence d’œuvres de suiveurs moins inspirés, le film phare de Kim Ki-Young comporte assez de zones troubles et d’interprétations multiples pour garder intacte sa mystérieuse et envoûtante force d’attraction.

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