Il était une fois…
…sur une vingtaine d’années et trois heures de métrage, un couple confronté à la mort de son unique enfant, dans la Chine communiste de Deng Xiaoping. Sur le papier, So long, my son, semble aussi réjouissant qu’une séance de roulette chez le dentiste. La prémisse du film énoncée, ce texte tâchera de convaincre le lecteur de découvrir, mouchoir à la main, ce qui restera sans doute comme le mélodrame le plus dévastateur qui fut visible sur grand écran en 2019.
So long, my son est l’œuvre de Wang Xiaoshuai, auteur-réalisateur révélé avec Beijing Bicyle (2001) et auteur du très beau 11 fleurs (2012). À l’instar de certains cinéastes chinois de la même génération, Wang Xiaoshuai témoigne des transformations sociales de la Chine contemporaine. Mais là où son collègue Jia Zhang-Ke (A Touch of sin; 2013) privilégie la charge politique ou Wang Bing (Les Trois sœurs du Yunnan; 2012) la rigueur sociologique, le travail de Wang Xioashuai s’ancre dans un territoire résolument romanesque.
De l’instant au souvenir.
L’ouverture est en trois temps. Un: le paysage est aride, battu par les vents, des cris enfantins nous parviennent. À quelques mètres en contrebas, des garçons jouent dans un maigre cours d’eau. Deux enfants s’ennuient à l’avant plan, l’un essaie de convaincre son ami de se joindre au groupe. Le second refuse, il ne sait pas nager. Deux: un homme et une femme font la cuisine, appellent leur enfant puis passent dans la salle à manger. Le petit garçon peureux de l’instant précédent rejoint ses parents autour de la table familiale. Trois: retour à la rivière. Cette fois, les sons entendus sont des cris de panique. Le père de famille sort de l’eau le corps inanimé de son fils. Prise entre deux moments narratifs, la scène du repas filmée en un long panoramique qui montre l’habitat familial, semble d’abord anodine, voire parasite de l’action et de l’émotion. Et pourtant, là était l’essentiel. On ne l’a pas vu passer, mais le bonheur était là.
Cette ouverture invite donc le spectateur à réévaluer la valeur émotionnelle de certaines scènes à la lumière de ce qu’il apprend au fur et à mesure de la projection. Ce principe narratif ambitieux, Wang Xiaoshuai va l’appliquer à l’ensemble de son film. Construit autour d’allers et retours entre l’avant et l’après la mort qui frappe le foyer, So long, my son se présente comme une collection d’instants disparates. De ce fait, le premier acte du film peut désarçonner, tant il présente des éléments narrativement discontinus, et ce sans aucun repère destiné à aider le spectateur à se situer dans le temps (pas de titres à l’écran, de filtre photographique ou de différence de coupes de cheveux…). L’addition de ces touches impressionnistes charge progressivement les personnages et les décors d’histoires, de ressentis, de pleurs, de rires, de non-dits. Puis, dans une fin de film plus linéaire, les fils narratifs convergent pour une apogée émotionnelle d’une rare intensité. L’ampleur et la subtilité du tableau final jettent un éclairage nouveau sur les parties. Le temps (celui d’une vie pour les personnages, celui de la projection pour les spectateurs) a fait son œuvre, les instants sont devenus des souvenirs, et acquièrent une autre valeur. Wang Xiaoshuai mise sur l’attention du spectateur, prenant le risque de le perdre pour mieux le saisir dans son final, pour signer un film qui survit, un film à revisiter après la séance, comme on feuillette un album-photo.
Romanesque.
Bien heureusement, cette structure labyrinthique n’empêche pas le spectateur de vivre chaque séquence au présent, ne serait-ce que par la puissance métaphorique de ses décors, de sa bande son, ou par sa photographie dense et contrastée. Mais surtout, So long, my son renoue fréquemment avec la linéarité pour raconter des épisodes précis de la vie de Li-Yun et Yao-Jun. Alors, la magie du cinéma recrée une Chine peu vue de ce côté-ci du globe, le quotidien d’un couple et de leurs amis sous un régime communiste de la deuxième moitié du 20ème siècle: barres d’immeubles aux petits appartements identiques, licenciement collectif à l’usine annoncé comme une victoire du parti, musique pop écoutée en cachette, pressions, délation, et surtout injustices liées à la désastreuse politique de l’enfant unique. De manière universelle (et a fortiori dans un régime communiste), So long, my son conte la vie en communauté, comment la parenté vous lie à vos contemporains, et comment le deuil peut vous en écarter.
Au détriment d’un point de vue affirmé sur le régime, Wang Xiaoshuai garde l’Histoire en toile de fond, privilégie la subtilité de l’étude de mœurs et accède ainsi à la dimension romanesque susmentionnée. À ce titre, l’épisode relatant une grossesse non désirée est un exemple cinglant d’empoisonnement d’une communauté par un régime dictatorial, justifiant l’un des rares emportements de l’acteur Wang Jingchun (interprète du père). Loin de tout dolorisme, lui et sa partenaire Yong Mei accumulent eux aussi les touches impressionnistes de la narration, pour qu’au final leurs visages marqués ne nous bouleversent d’un simple froncement de paupières. Quand une amie leur rend visite dans un appartement jadis vivant, aujourd’hui trop plein de l’absence du fils, le couple est inoubliable, tout en postures inconfortables, propos embarrassés et regards fuyants. En février dernier à Berlin, le jury présidé par Juliette Binoche ne s’y est pas trompé en les récompensant d’un double prix d’interprétation.
Fresque intimiste.
So long, my son est une œuvre ample et ambitieuse, exigeante et salvatrice, à la rencontre de deux âmes aux prises avec l’Histoire et leur histoire. Il y a quelques mois, à propos d’An Elephant sitting still de Hu Bo, autre fresque chinoise, les écrits de Fédor Dostoïevski ont été convoqués par la critique. La référence ne serait pas usurpée non plus pour le film de Wang Xiaoshuai, avec peut-être davantage de maîtrise, de nuance et d’optimisme que son compatriote (la pulsation romantique de la jeunesse en moins). Certes, c’est d’humeur vaillante qu’il faut visionner So long my son de Wang Xiaoshuai, un réalisateur qui a une haute idée de son medium et de son spectateur. Au point de lui demander, sereinement, de se laisser aller aux remous d’un torrent mélodramatique, pour au final en sortir rincé, mais en ayant retrouvé la voie d’un cinéma qui nous habite des jours, des semaines, des mois, une vie, après avoir quitté la salle.
Olivier Grinnaert.