Berberian Sound Studio

La bobine se lance, les vu-mètres s’agitent, un homme marche de dos dans un couloir, seul. Son visage nous est encore inconnu, tout comme sa destination. Sa démarche nous dit : « Pardon d’être là ». En quelques plans, tout est là. Aussi vous ne verrez, dans Berberian Sound Studio, le second film de Peter Strickland, ni une trace d’hémoglobine ni la lumière du jour. Huis clos, hommage (giallo, Z italien, cinéma plus généralement) et raffinerie stylistique, pas besoin de connaître Argento ou Fulci pour être enivré par ce magnifique objet enveloppé de la plus inspirante bande son, l’axe sensoriel de son film.  

Le Berberian Sound Studio, un pilier de la postproduction sonore italienne spécialisée dans l’horreur Z, cherche à valoriser son dernier long métrage en embauchant un ingénieur du son anglais reconnu. Gilderoy (Toby Jones) débarque donc de son île pour quelques semaines en Italie. Les confrontations culturelles et l’étrange atmosphère du studio vont faire basculer le séjour de cet indéchiffrable surdoué en un cauchemar sans queue ni tête.

Comme blotti confortablement au centre de ses enceintes stéréo, Gilderoy ne sortira pas du bâtiment, n’y entrera pas non plus, élément qui déterminera la nature même du mystère : N’était-il déjà pas là ? De quoi sommes-nous les spectateurs ? Strickland va même plus loin: il fait dormir son personnage dans une pièce qu’il nous est impossible de localiser. Un huis clos hors du temps et de la logique de cet anglais morne et coincé pris dans ce piège à l’italienne où les promesses s’effondrent une à une.  Gilderoy est tombé dans une maison de fous envers lesquels il semble impuissant, une des réussites du film tenant à rendre cette tension vraiment comique, énigmatique et pourtant crédible.

La fine équipe du Berberian Sound Studio est donc une vaste caricature, plus qu’assumée, de ce que sont (seraient) les productions à petits budgets pas vraiment conscientes de leur réel talent (ici s’arrête la comparaison avec Argento). Les pauvres n’ont droit à aucune faveur de la part de Strickland sauf à celle de ne pas s’excuser de qui ils sont, ce que Gilderoy semble faire en permanence, lui. Ce n’est pas un hasard si Strickland peint son bestiaire tout en clichés mais ça, vous m’en voudriez d’en faire part.

Ici également scénariste, le réalisateur a conçu un ensemble qui foisonne d’idées incroyables, de références succulentes et de parti-pris gonflés. Le film frôle la perfection, le sans-faute et se permet le culot de mettre image et son sur un pied d’égalité. L’expérience Berberian Sound Studio (oubliez le visionnage sur ordinateur) constitue le moment de cinéma le plus complet et jouissif depuis un moment : la richesse sonore et visuelle, l’humour, la complexité et la liberté du film confinent au sublime.

Deux autres monuments du cinéma ont sensualisé l’expérience à travers le prisme du son, mais contrairement à The conversation ou Blow out, ici, ce que l’on entend ne constitue pas la clé d’une énigme. Pourtant il insufflera cette idée d’enfermement, de paranoïa comme dans les autres films mais avec une fonction plus primordiale encore : texturer le film. L’extrême élaboration du son, le soin avec lequel le réalisateur trompe son monde finissent par nous étourdir presqu’autant que ce bon Gilderoy. Enfermé avec cette troupe de Commedia del arte ce dernier va perdre pied, doucement. Tout n’est qu’artifice ici et le timide anglais, épuisé et désabusé, arrive enfin au bout de son voyage.

Strickland fait alors basculer son film de la meilleure des façons lorsque l’anglais, trouvant la force d’exister enfin, (attention, SPOILER ALERT) disparaît du cadre apprenant qu’il n’a sans doute jamais pris l’avion, qu’il est probablement l’ingénieur de ses délires qui « sonnent » si vrais. Intelligemment, Berberian Sound Studio épouse le schéma du film dans le film, revient aux sources, repart à zéro avec de nouvelles perspectives. Les masques tombent et les langues se délient, il n’est plus question de respecter la consigne qui clignote.  

Ce film est étourdissant de sous-texte, d’inventions de mise en scène et mériterait plusieurs visions pour saisir les subtilités narratives et symboliques. Non content d’être superbement mis en image, dirigé et magnifiquement éclairé, Berberian Sound Studio donne le vertige de par l’accumulation de détails ambigus et créatifs. Il donne autant à réfléchir sur la recherche de soi qu’il n’est un extraordinaire hommage au 7e art. La deuxième oeuvre de Strickland est donc une merveille qu’il serait dommage de trop vous détailler, la surprise de découvrir une œuvre aussi originale n’ayant pas de prix.

Jérome Sivien

NB : Critique précédemment parue sur Le passeur critique

Remerciements à Cyrille Falisse.

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