Journal d’un cinéphile au XXIème siècle
Pensées, aphorismes, observations, opinions, réflexions, blagues… Toute ressemblance avec la rubrique « Bloc-notes » de la revue Positif est absolument volontaire.
Mercredi 6 novembre
Il y a quelques semaines, l’ultime plan de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma marquait et questionnait. Au sein de Transmission, nous en débattions: l’actrice était-elle juste ? La durée du plan était-elle juste ? Dans tous les cas, ce mouvement avant sur le visage d’Adèle Haenel, culminant en gros plan, marquait notre année cinéphile. Et pourtant, en cette fin 2019, il semble qu’un autre plan du visage de l’actrice se substitue provisoirement à nos mémoires. Face à Edwy Plenel, les yeux ronds, le regard intense, les joues creusées et la bouche tordue, Adèle Haenel tente d’exorciser sa colère.
En 2017, après l’affaire Weinstein, un(e) ami(e) travaillant alors pour les hautes instances du cinéma français me confiait : « Les gens ont peur, des têtes pourraient tomber ». Depuis, la plainte de la peu populaire Sand Van Rooy à l’encontre de Luc Besson a été classée sans suite. Et plus rien ou si peu. Aujourd’hui, nous saluons le courage d’Adèle Haenel de profiter de sa notoriété justement acquise pour mettre sur la table un débat nécessaire, dont les implications s’étendent bien au-delà du spectre de nos humbles activités en ligne.
Jeudi 7 novembre
Flash-Back. 2012. L’affaire Mohammed Mehra, le naufrage du Costa Concordia, Twilight à toutes les sauces. Au milieu de ce tableau apocalyptique, Hushpuppy, une gamine de 6 ans à la tignasse en furie, se tient debout contre Les Bêtes du sud sauvage. Improbable mix de conte fantastique, de récit initiatique et de critique sociale, ce long-métrage transcendé par un lyrisme d’une sincérité confondante est l’œuvre de Benh Zeitlin, auteur-réalisateur new-yorkais d’à peine 30 ans. Après ce coup d’essai stratosphérique, on était en droit d’attendre le meilleur.
2019. Une très longue attente prend fin avec l’affiche et la bande-annonce de Wendy, deuxième long-métrage de Benh Zeitlin. Au vu des premières images, tous les éléments qui faisaient le charme des Bêtes du sud sauvage semblent répondre à l’appel. À tel point que la suspicion s’éveille. Après un tel succès, suivi d’une attente si longue, un renouvellement difficile semble malheureusement pointer le bout de son nez… De tout cœur, on espère se tromper.
Vendredi 8 novembre
Victime de la hype et admirateur du court-métrage Schizhein, je me précipite en salles pour découvrir J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin. Déçu à la sortie, je me promets d’accorder une deuxième chance au film, une fois l’excitation retombée. D’un point de vue narratif, les deux récits parallèles peinent à résonner ensemble, et la structure éclatée paraît être le cache-misère d’un propos minimal mal assumé par son auteur. Au-delà de cette objection (certes sévère), certaines scènes sont véritablement saisissantes, en particulier celles liées au parcours de la main seule. Évoquant à la fois film d’évasion et survival, empruntant volontiers à L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold, ces séquences parfaitement rythmées et visuellement dynamiques balancent entre des sommets de brutalité inattendus (mention spéciale à un assassinat de pigeon pas piqué des vers) et des bouffées de tendresse salvatrice (la scène avec le nouveau-né). En parallèle, l’intrigue centrée autour du jeune homme s’articule autour de belles idées romantiques, un peu gâtées par une couche de spleen urbain un peu stéréotypé, déjà présent dans les courts-métrages du même auteur. Malgré mes réserves, Jérémy Clapin confirme son statut d’auteur-réalisateur prometteur. Espérons que ce premier long-métrage ambitieux trouve son public, facilitant la suite de son aventure sur le chemin tortueux du cinéma d’animation français (Michel Ocelot, Jean-François Laguionie, Thomas Szabo & Hélène Giraud, qui d’autre?).
Samedi 9 novembre
La messe était dite depuis le début de l’été, après respectivement quinze ans et un peu plus de cinq années d’existence Opération frisson et Le grand frisson vivaient leurs dernières heures sur la toile et les réseaux. Deux émissions placées sous le même signe du partage et de la défense d’un cinéma populaire et exigeant. Avec son franc parler toulousain, ses envolées lyriques, son amour pour un cinoche libre et décomplexé, Yannick Dahan avait su fédérer et accompagner toute une génération de cinéphiles curieux d’explorer de nouvelles frontières et de nouveaux horizons. Louant avec éclectisme et sans cynisme les vertus du cinéma des frères Coen, de Ringo Lam, de Michael Mann ou de…Steven Seagal, son « cinéclub » était un espace de résistance culturel, jouissif et rigolard.
Dans son sillage, Julien Dupuy avait lui aussi su relever haut la main le pari casse-gueule d’une émission d’actu ciné et de reportage, sans jamais verser dans l’exercice promo assujetti à la chronique hebdomadaire des sorties salles. Avec la même profession de foi qu’ Opération frisson, Le grand frisson n’avait de cesse d’attiser notre appétit cinéphile, en mettant en lumière avec une passion communicative les coulisses de l’industrie au travers d’interviews passionnantes et érudites.
Ce samedi, ces deux grandes boussoles culturelles auront une dernière fois indiqué le nord, en célébrant notamment le pari technologique et narratif du Gemini Man d’Ang Lee.
Une aventure se termine mais la flamme est toujours là. Merci pour cette merveilleuse parenthèse enchantée. « Live long and prosper » et on espère à très bientôt !
Manuel Haas
Dimanche 10 novembre
Découverte de Martin Eden adaptation de Jack London par Pietro Marcello. Martin Eden c’est l’histoire d’un oubli. Oubli du héros qui, cherchant tant à devenir écrivain, finira par oublier ses origines, ses idéaux. Et l’oubli possible de l’œuvre originelle, tant le cinéaste s’en éloigne pour n’en garder que la sève (et uniquement la sève): un propos politique questionnant les tiraillements du protagoniste entre d’une part son individualisme forcené mis à l’épreuve d’une morale socialiste populaire, et de l’autre ses velléités inconscientes de s’attacher uniquement à un imaginaire qu’il chérit. Garder, en somme, l’immense récit politique fait d’ambivalences et de paradoxes. Mal compris en son temps, ce propos emprunté à Jack London trouve ici une incroyable résonance dans l’actualité d’un modèle sociétal qui ne change que trop peu (même transposé, au-delà d’un océan, aux faveurs napolitaines, italiennes, occidentales et sur la vague durée d’un siècle). Pietro Marcello attache sa mise en scène à un acteur de génie (Luca Marinelli), lui offre toutes les latitudes pour en faire une statue de charisme à détruire, tant le héros romantique des débuts s’écroulera en éclats d’aigreur cynique. Pietro Marcello semble aimer infiniment ce personnage sans toutefois ne jamais adhérer ni à son point de vue, ni à son parcours. «Le monde est donc plus fort que moi. À son pouvoir je n’ai rien d’autre à opposer que moi-même, ce qui en réalité n’est pas rien.», c’est en ouverture du métrage et par la citation qu’est donné le programme: il est donc question – dans ces deux grandes œuvres – de rencontres impossibles !
Lucien Halflants
Lundi 11 novembre
Conclusion d’un week-end de trois jours par une projection de Docteur Sleep de Mike Flanagan, réalisateur pour Netflix d’une adaptation sérielle du roman de Shirley Jackson Maison hantée qui fut la source de La Maison de diable de Robert Wise (1963). Ici, il s’agit de l’adaptation du roman Docteur Sleep signé Stephen King, donnant suite aux événements décrits dans son roman Shining, l’enfant lumière de 1977. Cela est connu, l’auteur-star déteste le film de Stanley Kubrick, cette adaptation qui, entre autres libertés, modifie la fin du récit (en effet, dans le roman, l’hôtel Overlook finit détruit par le feu).
Et pourtant, le film de Mike Flanagan axe son récit (sans parler de sa promotion) autour d’un hommage appuyé au film de 1980, son dernier acte se déroulant entièrement dans les fameux décors de l’Overlook ! Cette révérence pousse le bouchon très loin et personnellement, j’éprouve un peu de peine compassionnelle pour les comédiens chargés de reprendre les rôles (et les costumes) de Jack et Wendy Torrance, l’actrice allant jusqu’à tenter de reproduire certaines caractéristiques du timbre si particulier de Shelley Duvall. À l’ombre bien trop imposante du grand film qui le précède, les quelques qualités de Docteur Sleep paraissent bien insignifiantes…
Un étrange appendice donc, hautement dispensable, foutraque et hétérogène, mais pas exempt d’idées sympathiques trop peu exploitées. À la tête d’une famille de bad guys sous influence vampirique, trône une simili-sorcière échappée d’un bouge crasseux de la Nouvelle-Orléans incarnée par l’excellente Rebecca Ferguson, repérée en Ilsa Faust dans les deux derniers Mission : Impossible. Avec une jubilation communicative, l’actrice suédoise se sort même la tête haute d’une variation sympathique de la fameuse montée d’escaliers « Je ne vais pas te faire de mal, je vais simplement te défoncer la gueule » de Jack Nicholson, il y a près de 40 ans de cela.
Mardi 12 novembre
Le magazine français La Septième obsession lance le branle bas de combat du jeu aussi idiot qu’irrésistible du top 10 de la décennie. Comme nous l’anticipions dans cette même rubrique il y a quelques semaines, Under The Skin de Jonathan Glazer trône en tête de peloton. Parmi les anomalies les plus évidentes: l’absence de Mad Max Fury Road et la présence de la série Twin peaks: The Return.
Rien à voir. Une manifestation féministe devant le cinéma Le Champo à Paris mène à l’annulation d’une projection du J’Accuse de Roman Polanski (qui sera abordé en audio sur ce site au tournant novembre/décembre). Quelques jours plus tôt, au festival de La-Roche-sur-Yon, la susmentionnée Adèle Haenel proposait que malgré le contexte actuel, le film ne soit pas censuré mais « encadré d’un débat sur la différence entre l’homme et l’artiste ainsi que sur la violence faite aux femmes ». La parole encore et toujours.
Sur ce, bonne semaine cinéphile à toutes et à tous.
Olivier Grinnaert
Avec la complicité de Manuel Haas et Lucien Halflants
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