Dernière Séance # 09


Journal d’un cinéphile au XXIème siècle

Pensées, aphorismes, observations, opinions, réflexions, blagues… Toute ressemblance avec la rubrique « Bloc-notes » de la revue Positif est absolument volontaire.


Mercredi 27 novembre

9h du matin entre le café et les croissants, Martin Scorsese débarque sur Netflix. Une sortie mondiale calée sur l’agenda cinéma de la France et de la Belgique, rares pays à privilégier le mercredi pour accueillir l’arrivée de nouveaux films dans les salles (les États-Unis ou l’Angleterre optant eux pour le vendredi en prélude au week-end). Un symbole fort pour le géant américain qui par le passé jouait la concurrence directe avec le calendrier ciné US. Signe qu’avec The Irishman la stratégie de Netflix cherche à frapper un grand coup sur le sol français. Sans surprise, le film de Scorsese est au centre de toutes les discussions cinéphiles reléguant A couteaux tirés et son casting quatre étoiles au rang de direct-to-video de luxe. Un beau pied de nez à la grande Fédération Nationale des Cinémas Français qui en 2017 déclarait avec assurance qu’un « film ne sortant pas en salle n’était pas une œuvre cinématographique ». Bloqué dans l’impasse juridique de la chronologie des médias qui interdit à la plateforme d’exploiter un film de son catalogue durant 17 à 30 mois en cas de sortie en salles, les exploitants jouent une partie de poker menteur avec Netflix dont le cinéma est le seul perdant aujourd’hui. Autre pays, autre législation, la Belgique aura choisi de sortir le film de Scorsese avec une exclusivité de 15 jours sur son exploitation VOD (à l’instar de Marriage Story et The Two Popes), permettant à l’équipe de Transmission de découvrir The Irishman dans des conditions optimales. Un pari d’ouverture plutôt que du repli sur soi qui laisse à penser que l’avenir de la salle de cinéma a plus à gagner d’une telle synergie que d’une stratégie de l’affrontement. Après la déconvenue récente de l’exploitation de Gemini man, 2019 s’achève donc sur un nouvel espoir.


Jeudi 28 novembre

Scorsese encore et toujours. Alors qu’avec l’apparition de Netflix, la mode est au « binge-watching », The Irishman et ses 3h30 semblent poser problème à certains utilisateurs de la plateforme qui proposent de visionner le film sous forme de mini-série en 4 épisodes (avec guide de découpe à la clé).

Au delà de l’hérésie profonde qui trahit le rythme interne du film, la proposition est révélatrice d’une nouvelle pratique du cinéma qui relève plus de la consommation courante que de l’expérience singulière. Si Netflix a depuis des années tenté d’étoffer son catalogue autour d’un nombre croissant de réalisateurs prestigieux (Cuarón, Scorsese, les frères Coen et bientôt les prochains Michael Bay et David Fincher), afin de s’acheter une respectabilité, la pratique du service du streaming induit aussi un rapport au temps qui diffère en tout de l’expérience propre au cinéma. Relié à internet pendant toute la durée de la projection, l’utilisateur peut à loisir consulter ses mails, répondre aux notifications de son téléphone ou afficher un très tendance «je suis en train de regarder The Irishman » sur Facebook ou Twitter, là où la salle de cinéma impose d’éteindre son téléphone, de s’abandonner à l’obscurité pour se fondre dans la vision unique et indivisible du réalisateur.


Vendredi 29 novembre

Suite du dernier numéro. Votre ami transmetteur ayant commencé son week-end sur un breuvage profondo rosso, il opte donc pour la découverte d’une version restaurée d’Opéra de Dario Argento, sorti en 1987. Le film est introduit par le cinéaste Bruno Forzani qui, à raison, souligne la nervosité tranchante du montage de Franco Fraticelli (pour sa 10ème et ultime collaboration avec l’auteur-réalisateur). Si dans ses meilleurs films, Dario Argento fait le funambule entre les cimes du sublime et les abysses du grotesque, ici il glisse régulièrement de la corde, notamment dans un épilogue dispensable qui remercie ostensiblement la coproduction suisse-allemande. Dans Opera, sublime et grotesque se côtoient parfois au cœur d’une seule et même séquence, notamment lors de 15 minutes de terreur domestique avec Christina Marsillach et Daria Nicolodi bloquées dans un appartement (scène comprenant le fameux plan de la balle de revolver à travers le judas). Sur l’ensemble, le réalisateur transalpin reste un fou furieux créateur d’images. Baroques surchargées d’effets, de couleurs, d’éléments de décors et d’accessoires, elles se dévoilent au cours de mouvements d’appareil rapides, amples et vertigineux. Opéra donne le mal de mer, heureusement, je n’avais bu qu’un seul verre.


Samedi 30 novembre

Si la fin de l’année approche avec son lot de top ten cinéphiles consacrés à la décennie qui s’achève, il y a vingt ans, l’année 1999 proposait un podium d’exception avec les sorties conjointes de Fight Club, Matrix et Eyes Wide Shut. Accompagnés par l’émergence du format dvd, les films de David Fincher et des Wachowski ont depuis lors dévoilé bon nombre de leurs secrets, là où le film de Kubrick revêt encore son aura de mystère entretenu par la mort du cinéaste et le secret qui entourait le tournage de chacun de ses films. L’entêtant livre-enquête d’Alex Cadieux, Le dernier rêve de Stanley Kubrick, revient avec passion sur ce film posthume. Au travers d’une soixantaine de témoignages, où s’entremêlent paroles de comédiens, figurants et techniciens, l’ouvrage dresse un portrait kaléidoscopique d’un des plus grands artistes de la fin du XXIème siècle au crépuscule de sa vie. Fascinant et émouvant, le livre évite le piège de l’anecdote pour plonger au cœur de la méthode Kubrick. De la genèse d’Eyes wide shut (Kubrick a acquis les droits de la nouvelle dès la fin des années 60) aux dernières modifications apportées par ses plus fidèles lieutenants après sa mort, se dessine en creux l’image d’une œuvre en constante gestation et qui n’a pas fini de livrer tous ses secrets.
Un ouvrage indispensable pour tout cinéphile qui se respecte et souhaite à nouveau arpenter les ruelles sombres de ce labyrinthe kubrickien.


Dimanche 01 décembre

Dans un marché de la vidéo physique de plus en plus menacé par la concurrence des services de VOD, quel intérêt y a-t-il encore à débourser quelques euros pour découvrir un énième film d’horreur à petit budget ? C’est la bonne question que s’est posée l’éditeur cinéphile Badlands avec la sortie de Hell’s Ground, slasher pakistanais réalisé en 2007 par Omar Kahn. Bien plus que le film en lui-même, sympathiquement gauche mais éminemment sincère proposé ici en double programme avec Dracula au Pakistan, c’est dans les bonus inédits propres à cette édition que réside tout le sel ce Hell’s Ground.
Revenant en moins de 40 minutes sur l’histoire du cinéma d’exploitation pakistanais de ses origines à nos jours, le documentaire Aux Racines du Fantastique Pakistanais remet brillamment en perspective le film d’Omar Kahn dans toute sa singularité et le contexte politique complexe de sa création. En substance, avec son tueur à burka et ses clins d’œils assumés à Massacre à la Tronçonneuse et Evil Dead, Hell’s Ground documente aussi en creux sur l’état de déliquescence d’un pays sous l’emprise du régime des talibans. Une belle manière de découvrir ou de redécouvrir ce film étonnant sous un nouveau jour.


Lundi 02 décembre

De toutes nos forces, nous nous réjouissons de la diversification des regards dans le cinéma mondial. Derrière leurs micros, les quatre transmetteurs furent, à divers degrés, élogieux quant au travail de Lynne Ramsay, de Kathryn Bigelow, de Céline Sciamma ou d’Andrea Arnold, sans toutefois leur accorder de traitement de faveur eu égard à leur sexe (en cela, ce n’est pas Maïwenn qui nous jettera la pierre). En off, nous déplorons souvent l’absence de voix féminine au sein de notre émission et sommes prêts à accueillir toute candidature. Bref. Quelques mois après les accusations nonsensiques portées à l’égard de Once upon a time in… Hollywood (était-ce une blague, au fond ?), voilà qu’une journaliste accuse Martin Scorsese et Steven Zaillian sur le peu de répliques du personnage de Peggy, incarné par Anna Paquin, dans The Irishman. Sublime cas d’école, cette accusation ne peut-être le fruit que d’une lecture tronquée d’un film vu à travers le filtre d’un militantisme déformant, tant le mutisme de Peggy fait partie intégrante du projet du film et renforce le personnage, construit en opposition à la logorrhée verbale de Russel Bufalino (Joe Pesci) ou Jimmy Hoffa (Al Pacino) au sein de la grande œuvre scorsesienne.

Mardi 03 décembre

La sortie très médiatisée de… The Irishman est l’occasion parfaite pour revenir sur le très recommandable Hoffa réalisé en 1992 par Danny de Vito pour la Fox. Tourné deux ans après ce petit bijou d’humour grinçant qu’est La Guerre des Rose, ce portrait haut en couleur de la figure très controversée de Jimmy Hoffa frappe encore aujourd’hui par l’élégance de sa mise en scène qui fait regretter l’absence derrière la caméra de De Vito depuis l’échec d’Un Duplex Pour Trois. Porté par un scénario brillant et imparable de David Mamet, le film avance comme un longue marche funèbre. Un choix de narration reconduit chez Scorsese (le film est lui aussi narré sous forme de flashbacks et raconté du point de vue d’un homme de main de Jimmy Hoffa). qui accentue le sentiment d’inexorabilité du destin tragique de Hoffa. Incarnation du mal absolu dans son unique rendez-vous avec le cinéma de Scorsese, Nicholson compose ici un Hoffa plus sombre et ténébreux que celui incarné avec brio par Pacino dans The Irishman. Deux facettes d’une même pièce pour sonder l’insondable d’une grande gueule dévorée par son ambition et sa soif de puissance.

Sur ce, bonne semaine cinéphile à toutes et à tous.

Manuel Haas avec l’aimable collaboration de Olivier Grinnaert

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