Journal d’un cinéphile au XXIème siècle
Pensées, aphorismes, observations, opinions, réflexions, blagues… Toute ressemblance avec la rubrique « Bloc-notes » de la revue Positif est absolument volontaire.
Jeudi 23 avril
J’ai toujours préféré le Spielberg post A.I. Avant ça, il y avait Jaws, bien sûr, mais mon intérêt – outre ce dernier – s’est toujours plus porté sur son cinéma, plus désabusé, du 21ème siècle. C’est une des nombreuses raisons pour lesquelles Minority Report représente, pour moi, l’un de ses plus hauts sommets. Il faudrait des pages, par dizaines, pour vaguement tenter d’éponger le ruissellement d’idées que déverse le film. Dans les bonus poussifs du Bluray français, on peut y voir une longue interview de tonton Steven racontant que son film est inspiré d’Hitchcock (merci Steven mais le traitement du potentiel tueur en début de film, les ciseaux ou le gros plans des lunettes brisées nous avait déjà mis la puce à l’oreille) mais aussi de John Huston. Et là, je me questionne… S’il y a bien deux cinéastes que jamais je n’aurais comparés, ce sont ces deux-là. J’ai beau repasser le film dans ma tête, rien ne se démarque. J’imagine alors le pittoresque de certaines situations hustonniennes au cours des pérégrinations de John Anderton. Peut être le vieil ado génial faisait-il référence à cela… Dans un autre monde, Spielberg aurait-il engagé Walter Huston dans le rôle de Peter Stormare, en ophtalmologue repris de justice, joueur et revanchard ? L’idée reste à concevoir mais, ma foi, pourquoi pas…
Vendredi 1 mai
Produit par les frères Russo, les deux prêtes noms de la grande lessiveuse Marvel (Endgame et Infinity War) et vendu comme un polar old school et survitaminé, Manhattan Lockdown est à l’arrivée un énième film d’action petit bras tout juste prompt à surfer sur la notoriété grandissante de son interprète principal Chadwick Boseman, le Black Panther du Marvel Cinematic Universe. Conçu entièrement autour de son « high concept » consistant à bloquer tous les ponts de Manhattan pour empêcher deux tueurs de flics de s’évanouir dans la nature, le premier film du téléaste Brian Kirk oublie en cours de route son formidable terrain de jeux urbain pour s’enfermer dans des décors intérieurs (une boite de nuit, un appartement ou une chambre froide) au lieu d’exploiter un New York nocturne hautement cinégénique. Sous écrit et sous mis en scène, Manhattan Lockdown ne tire jamais profit de la topographie si particulière de la ville et on rêve du grand film d’action géostratégique qu’un Tony Scott aurait pu tirer d’un tel scénario. Autrement plus convaincant chez Brian Helgeland et Fabrice du Welz, Chadwick Boseman a bien du mal à se défaire d’un rôle ultra archétypal de flic solitaire et badass à la caractérisation sommaire qui tend à gommer la part d’ombre du personnage au fil de l’avancée du récit.
Seul acteur à tirer son épingle du jeu, le trop rare Taylor Kitch (John Carter / Savages), insuffle en quelques plans et une poignée de regards glaçants une authentique dimension tragique à son rôle de tireur d’élite. Là où le reste du casting semble embarrassé par le schématisme d’une intrigue qui tente assez maladroitement de dissimuler le dessous des cartes de cette traque à grand échelle (mon fils de 4 ans pourrait griller le twist en 5 minutes), Kitch semble être le seul acteur à faire exister son personnage au-delà de la mécanique purement fonctionnelle du récit. À l’instar de la dernière purge Netflix Taylor Rake, également produite par les frères Russo, Manhattan Lockdown démontre assez vite ses limites et reste assez symptomatique de l’absence de radicalité du cinéma de genre américain, où la notion de formule semble prévaloir sur celle de spectacle et d’originalité. On comprend mieux pourquoi les frères Russo taclaient Scorsese en début d’année sur sa trop haute estime du medium cinéma. Pas de doute, ces deux là ne font pas de distinction entre film et cinéma et c’est bien dans ce manque d’ambition que se niche tout le nœud du problème.
Samedi 2 mai
Pour faire plaisir à ma vieille mère et son amour du théâtre, je vois pour la première fois Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau. Du film et de tous les clichés qu’on lui connaît se dégage une évidence : Gérard Depardieu. Je me dis que le film est peut-être le point d’orgue de sa carrière, que ses rôles les plus marquants sont derrière lui. D’ailleurs – et même si quelques longs métrages surnagent du marasme – sa filmographie s’abîme complètement à partir du troisième millénaire. J’essaie de démêler l’énigme indéchiffrable : qu’est-t-il arrivé à Gérard Depardieu ? Il m’est évidemment impossible de répondre à cette question mais je réalise qu’il est un homme-monde, qu’il a tout fait. Rebelle, insoumis, sauvage, Obélix, gargantuesque, hors-normes : on l’a affublé de tous les surnoms et superlatifs et on l’a autant admiré ou vénéré qu’on ne l’a raillé, dénigré, rejeté. Rarement acteur français aura autant déchaîné les passions. Son rire seul pourrait le résumer : il résonne comme le tonnerre et emporte comme un torrent fougueux. Je me dis qu’on sait tout et rien de lui : qu’il apparaît aujourd’hui comme un ogre mais que c’est pour mieux dissimuler ses fêlures, sa fragilité, ses blessures que l’on perçoit pourtant dans ses meilleures interprétations. Je rêve à ce qu’il aurait été si il s’était investi durant les vingt dernières années comme il l’a fait pour Truffaut ou Rappeneau. Je me dis qu’à défaut des dernières années, je peux le revoir chez Pialat, Blier, Resnais, Godard, Sautet, Ferreri, Weir, Wajda, Bertolucci, Ridley Scott… Je me dis alors que sa filmographie est vertigineuse, assurément la plus impressionnante du cinéma français. Que de Gégé-la-gouaille des Valseuses au Cyrano de Rappeneau, c’est toute une vie parcourue : du gamin dyslexique au poète improvisant. Je me dis que Gérard, c’est un pic, c’est un cap. Que dis-je… Je me dis finalement que c’est l’acteur total, capable de l’humour le plus vulgaire, d’une trivialité grotesque comme des plus incroyables fulgurances de jeu et d’une finesse prête à fendre le cœur. Plus qu’un acteur, c’est un homme.
Dimanche 3 mai
Il y a bien eu cette fois en Champagne, où en guise de dessert après un repas plus qu’abondamment arrosé, nous organisâmes avec quelques collègues d’alors un foot endiablé ne se soldant étonnamment pas par un concert de vomissements mais par un orteil sauvagement écrasé. Mon pied cranté mordant la victime. Mais, en dehors de cet évènement traumatisant, s’il y a bien une chose qui déchire notre rédaction en deux, ce sont nos attraits respectifs pour les ballons en tout genre. Là, où certains, tels les clébards qu’ils sont, peuvent les poursuivre durant des heures, d’autres se les battent savamment. Pour soigner cette béance canine en période de confinement, je regarde quasi quotidiennement un épisode de The Last Dance, série vendue par Netflix comme un portrait du GOAT, du grand MJ, j’ai nommé Michael Jordan. Là où The Last Dance réussit son coup, c’est en évitant le portrait du principal protagoniste de la plus grande équipe de l’histoire du basket mondial, et en préférant dresser celui de l’équipe dans son ensemble, voire d’un souvenir plus ou moins fantasmé de celle-ci. Un rêve que l’on aurait jamais imaginé côtoyer d’aussi près. Fidèle à la coutume NBA, le spectacle est complet, total et dépasse largement les parquets. Les protagonistes devenant histrions d’un grand théâtre, les images d’archives réinventant leur propre temporalité, et la série créant ses propres évènements. À en faire oublier la réalité sportive à ceux qui eurent la chance de la connaître.
Mardi 5 mai
Il y a quelques jours, l’ami Manu – pas notre collègue, mais le plus célèbre des démarcheurs français admirateurs de Defoe – et son copain concessionnaire revenus d’entre les morts ont annoncé de grandes mesures culturelles. Un fond d’indemnisation pour les tournages, une prolongation d’un an des droits des intermittents du spectacle et… ben, pas grand-chose d’autre… Pendant que nos deux robins des bois mettent les banques et assureurs « devant leurs responsabilités », une pétition tourne sur les internets. Confinés, nombreux sont ceux qui habillent le temps de leurs envies cinéphiles. Mais tous n’ont pas accès aux films qui, parfois, leur plairaient. C’est pourquoi, par bonté de cœur, pour nourrir la culture ou par désir d’audimat, certaines chaines nationales (dont France 2) programment régulièrement du cinéma de patrimoine. Bref, une initiative réjouissante, quelles qu’en soient les raisons… Les craintes persistantes – et la raison de cette fameuse pétition – résidant dans le manque de diversité du cinéma proposé (principalement français et calé entre les années 70 et 80) ainsi que dans la volonté de laisser perdurer cette initiative au-delà du confinement. Plus d’infos et quelques cases à remplir ici.
Bonne semaine cinéphile à toutes et à tous !
Julien Rombaux, Lucien Halflants et Manuel Haas