En plus de 30 ans de carrière, David Fincher n’a réalisé que 11 longs métrages pour le cinéma. Si son travail dans l’industrie du clip, de la pub ou de la série TV est loin de cette ascèse, la filmographie du réalisateur de Seven est jalonnée de nombreux projets avortés ou qui tardent encore à se concrétiser. Depuis l’expérience douloureuse du tournage d’Alien 3, Fincher ne s’aventure plus en terre inconnue sans avoir toutes les cartes en mains, préférant tourner le dos à des années de travail plutôt que de perdre le contrôle artistique de ses films. De Rendez-vous avec Rama, à 20 000 lieues sous les mers, l’adaptation du Dahlia Noir fait partie de ces nombreux rendez-vous manqués de l’histoire du cinéma.
GENESE
Annoncé en février 1998, Le Dahlia noir semblait pourtant bien parti pour être le prochain film de David Fincher, juste après Fight Club. Mais fragilisé par l’échec commercial du film au box- office américain (37 millions de dollars de recettes pour un budget estimé de 65 millions de dollars), Fincher doit batailler auprès de ces producteurs pour imposer sa vision du scénario qu’il souhaite tourner. Pendant six ans, Fincher travaille avec le scénariste Josh Friedman afin de faire passer l’adaptation du roman de James Ellroy sous la barre des 240 pages. Envisagé comme un long métrage de 3h en noir et blanc, le film de Fincher se veut au plus proche de son modèle mais doit composer avec un livre de plus de 500 pages aux multiples ramifications qui s’étend des bas-fonds de Los Angeles jusqu’aux portes de la sainte babylone hollywoodienne.
ELLROY ET FINCHER
Loin de vouloir réduire Le Dahlia noir à une nouvelle affaire de tueur en série signée de la main du réalisateur de Seven, Fincher ambitionne un grand film sur l’obsession sexuelle et la fascination pour le meurtre orchestrée par la presse et la politique. Un choix guère étonnant de la part de Fincher dont la mise en scène gravite avec régularité autour du thème de l’obsession et de la destruction, thèmes qu’il partage en commun avec l’auteur de L.A Confidential. Des deux détectives de Seven perdus dans un jeu de piste dévastateur, aux enquêteurs de Zodiac dont l’équilibre professionnel et familial vole en éclat, jusqu’au récent Gone girl et son traitement acerbe des médias, Fincher semblait bien être l’homme idéal pour transposer à l’écran toute la complexité du chef d’œuvre de James Ellroy.
Alors que les réécritures s’enchaînent, et que Fincher s’apprête à signer le thriller Panic Room, il envisage Tom Cruise dans un des rôles titres (sûrement celui du détective Bucky Bleichert), un choix judicieux si on se souvient du Dr Bill Harford, incarné par l’acteur quelque années plus tôt dans Eyes Wide Shut, et de l’obsession morbide et sexuelle qui habitait le personnage. La rencontre n’aura malheureusement pas lieu, même si les deux hommes travailleront quelques temps sur la production de Mission Impossible 3 avant que Fincher ne jette l’éponge suite à des désaccords artistiques trop grands avec le studio (le scénario mettait alors l’agent Hunt face à un trafic d’organe en Afrique).
Tom Cruise face à ses propres pulsions nécrophiles dans Eyes Wide Shut
FINCHER VERSUS DEPALMA
Nouvelle douche froide, début 2003 le réalisateur quitte l’adaptation du Dahlia noir au profit de Brian De Palma qui n’hésite pas à trancher dans le scénario développé par Fincher et Friedman pour faire passer le film sous la barre fatidique des 2 heures. Premières victimes collatérales : les séquences mexicaines du livre qui occupaient encore une place importante dans le scénario original et maintenaient savamment en suspens le sort réservé au coéquipier de Bucky, Lee Blanchard. De Palma choisit d’expédier la mort de Blanchard, au moyen d’une scène opératique dont il a le secret mais qui déséquilibre dangereusement la narration. Au-delà de singer une séquence clé d’un de ses pires films (L’esprit de Caïn), le réalisateur entraîne le récit dans les rails d’un classique «whodunit» hollywoodien (qui a tué Blanchard ?) en lieu et place d’une histoire centrée sur la fascination exercée par la mort d’Elizabeth Short sur les détectives Blanchard et Bleichert. Le personnage de Madeleine Sprague fait également les frais de cette réécriture hasardeuse. Là où dans le scénario de Fincher et Friedman, elle conservait sa dimension de double vénéneux et protéiforme du Dahlia Noir (au travers d’une scène d’étreinte charnelle où le visage de Madeleine et de Betty se superposait), elle est ici rameneé à une caricature de femme fatale, sans jamais effleurer la schizophrénie galopante du personnage et sa nymphomanie. Une tiédeur de traitement que l’on retrouve jusque dans le final du film, transformant le héros Bucky en ange vengeur.
Une autre différence majeure entre la vision de Fincher et celle de De Palma, réside dans la place accordée à la ville à l’écran. Premier volume d’une œuvre intitulé le quatuor de Los Angeles, le Dahlia Noir est aussi une peinture du Los Angeles de l’après-guerre, celui de l’enfance d’Ellroy, et du meurtre de sa mère assimilée à la figure du dahlia noir. Tourné en Bulgarie, le film de De Palma propose malheureusement une image aseptisée du Los Angeles de l’époque, bien éloignée du travail de reconstitution méticuleux propre au cinéma de David Fincher. Du San Francisco de Zodiac à la ville fantôme de Seven (la ville où se déroule l’intrigue n’existe pas, elle est un mélange de toutes les villes américaines) la ville est un élément central de l’œuvre de David Fincher, véritable labyrinthe mental qu’empruntent les personnages de ses films.
Une femme perdue dans le ville : Madonna dans le clip Bad Girl où elle incarne une
femme entretenant des similitudes troublantes avec le personnage du Dahlia Noir
EPILOGUE
En 2013, le projet de Fincher a refait surface sous la forme d’une bande dessinée scénarisée par Matz (Du plomb dans la tête adapté au cinéma par Walter Hill) et mis en image par Miles Hyman. Fruit de la rencontre entre Matz et David Fincher (en marge de l’adaptation au long cours du Tueur), le résultat renoue avec l’esprit du livre d’Ellroy en réintégrant la sous-intrigue située de l’autre côté de la frontière mexicaine, et en soulignant l’influence de la ville de Los Angeles sur les protagonistes. Difficile cependant de mesurer l’apport du cinéaste au projet tant les deux médiums obéissent à des règles bien spécifiques de narration. Un temps envisagé sous la forme d’une mini série pour la chaîne HBO situé dans les années 50, la rencontre entre Fincher et Ellroy n’aura pas eu lieu mais avec Mank – film en noir et blanc tourné dans le Los Angeles des années 40 – une nouvelle porte s’est ouverte sur ce projet tant fantasmé, laissant au spectateur le soin de recomposer en pensées les fragments de ce puzzle inachevé. Et qui sait – le fantôme du Dahlia noir pourrait bien un jour renaître de ses cendres.
Manuel Haas
NB : Critique précédemment parue sur Le passeur critique
Remerciements à Cyrille Falisse.
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