Seven: Prophétie en sépia

CONTEXTE
Après l’expérience douloureuse d’Alien 3, David Fincher n’a plus la côte à Hollywood. L’ex-nouveau petit génie du clip et de la pub se met en quête d’un projet au budget modeste, sur lequel il puisse garder le contrôle. C’est alors qu’il met la main sur le travail d’un auteur inconnu nommé Andrew Kevin Walker, un disquaire de Los Angeles qui vient de passer trois ans de sa vie à ciseler son histoire de serial-killer investi d’une mission biblique. Tendu, noir, serré, le script est pile ce que David Fincher recherche. Le budget augmente suite à l’intérêt de Brad Pitt, vedette montante à la recherche du film qui cassera son image de jeune premier. David Fincher n’aura pas à regretter ce choix: sa performance est excellente et Brad Pitt pèsera de tout son poids sur les responsables de New Line pour que le dénouement voulu par le réalisateur soit conservé. De mémoire de cinéphile, une des fins les plus tragiques jamais vues au cinéma.

Il a fallu attendre Zodiac en 2007 pour qu’une vaste partie de la critique mesure l’importance du cinéaste David Fincher. Pourtant plus de dix ans auparavant, l’essence de son style si difficile à définir est déjà présente dans Seven. Il est amusant de signaler que David Cronenberg a un temps été pressenti pour réaliser ce film, tant les identités visuelles des deux réalisateurs entretiennent des points communs (prédilection pour les surfaces lisses et glacées, sens du détail, précision millimétrée des cadres et des mouvements d’appareils…). Le perfectionnisme de David Fincher est bien connu, les légendaires quatre-vingt-dix prises de l’introduction de The Social Network ont abreuvé les comparaisons avec Stanley Kubrick. Mais dans le cas particulier de Seven, que raconte la maniaquerie du réalisateur David Fincher ?

PROPHETIE
Dans Seven, la pluie s’abat sur la cité déliquescente, qui « a élevé l’apathie comme la plus grande vertu ». Dans un récit bardé de références bibliques, cette pluie omniprésente réfère au déluge. La prophétie s’accomplira, ce monde court à sa perte et les jours de la semaine qui s’affichent à l’écran nous le rappellent comme un métronome. Nos deux héros, les inspecteurs William Somerset (Morgan Freeman) et David Mills (Brad Pitt) ne parviendront pas à empêcher la pluie de tomber. Ils ne seront jamais maîtres de leur destin. Ils n’anticipent ni ne créent jamais l’action et ont constamment un train de retard sur John Doe, assassin démiurge qui les manipule comme des pantins, jusqu’au fameux dénouement. Une scène unique, presque absurde, comble de l’incapacité du duo de policiers : John Doe se rend, purement et simplement, et précipite avec fracas le début du dernier acte du film. Metteur en scène des meurtres et de la chronologie des évènements, John Doe est aussi en partie aux commandes du film lui-même. Sous ses atours de thriller classique, la narration de Seven obéit à cette mécanique programmatique, prophétique.

Au cours de sa carrière, David Fincher gommera toute trace d’humanité dans le maniement de sa caméra. Autrement-dit : ni mouvements à l’épaule, ni lens-flares (qui font sentir les optiques), ni heurts, ni décadrages brutaux. Réalisateur à la pointe de la technique, amoureux de la machinerie, cette démarche contribue à la prétendue « froideur » de son style. La caméra de David Fincher est omnisciente, elle n’hésite jamais parce que les évènements n’arrivent pas par hasard mais sont sont prévus, organisés par une force manipulatrice. Quand David Fincher utilise la caméra à l’épaule, c’est qu’il y a une mouche dans le lait, que le plan ne se déroule pas comme prévu. Dans le cas de Seven, John Doe révèle chacun de ses tableaux macabres à l’instant qu’il a prédéterminé. Les meurtres sont révélés par des mouvements d’appareil fluides (la gourmandise, la paresse) ou des angles de prise de vue sophistiqués (l’avarice en plongée). Une des rares scènes dans laquelle l’utilisation de la caméra épaule est tranchée reste la poursuite au cœur du film, unique moment de tout le récit où les inspecteurs Mills et Somerset parviennent à surprendre John Doe. Le seul caillou dans les rouages d’une machinerie parfaitement huilée. À la fin du film, dans le désert, la course de l’inspecteur Somerset pour arrêter le bras vengeur de Mills est elle aussi filmée à l’épaule. John Doe a-t-il prévu que le lien entre Mills et Somerset pourrait peut-être le faire échouer ?

SEPIA
Outre cette présence omnisciente de l’assassin, le tandem policier de Seven est l’autre pilier sur lequel David Fincher va construire sa réalisation. Davis Mills et William Somerset sont deux faces d’une même pièce, deux points de vue sur les évènements, deux caractères qui vont s’apprivoiser. Tout récemment, le critique Rafik Djoumi développait l’idée que dans Seven, film noir contemporain, le héros hard-boiled tout à la fois désabusé et férocement physique (tel Philip Marlowe ou Mike Hammer) se retrouve scindé en deux : d’un côté William Somerset, personnage désabusé, solitaire, démissionnaire, et de l’autre David Mills, dessiné essentiellement par sa présence physique, incapable de rester en place et prompt à l’action. C’est la somme de ces deux caractères qui leur permet d’avancer (même si leur parcours est balisé par John Doe).

Dans Seven, David Fincher ne choisit pas le point de vue de l’un ou de l’autre, mais mise sur leur complémentarité. David Mills est blond et porte un blouson noir, Somerset a la peau noire et porte un imperméable jaune. Noir et jaune, presque sépia, dominantes de l’esthétique du film. Enormément de scènes montrent un Somerset immobile, contrastant avec un Mills qui ne tient pas en place. La réflexion de Somerset les mène aux indices, mais il a besoin de l’humanité de Mills (Somerset laisse toujours à son partenaire le soin de parlementer). Plus que complémentaires, les deux personnages sont strictement filmés « à égalité », même en terme de présence à l’écran. Le récit s’ouvre sur deux scènes « en miroir » qui décrivent le réveil de chacun des personnages. Plus tard, deux scènes similaires les montrent se mettre au lit. Les recherches de Somerset en bibliothèque sont montées en parallèle avec les investigations nocturnes de Mills dans son appartement. Le double interrogatoire qui suit la découverte du crime « luxure », est lui aussi monté en parallèle. Cette séquence se conclut d’ailleurs sur un plan emblématique du film, montrant les deux personnages de profil, chacun d’un côté du cadre derrière des vitres sans teint. Dans Seven, beaucoup de plans montrent Mills et Somerset partager le cadre, à égalité, sans que l’axe ou l’optique ne mette en valeur l’un des personnages. Les scènes d’échanges entre les deux obéissent à une logique implacable: plus l’amitié s’installe, plus les champs-contrechamps de David Fincher se rapprochent de l’axe regard. Progressivement, les personnages ne sont plus filmés de façon isolée, mais le réalisateur laisse entrer l’amorce (et donc la présence) du personnage qui n’est pas directement filmé. L’intimité est renforcée, l’échange privilégié, et l’espoir de Mills parviendra à réveiller celui de Somerset.

NOIR
Au début de Seven, dehors sous la pluie, David Mills tend un café à William Somerset, qu’il refuse. Il faudra l’entremise de Tracy (Gwyneth Paltrow) pour rapprocher les deux hommes. S’il peut passer inaperçu, l’évènement est signifiant. La science des accessoires chez David Fincher pourrait à elle seule faire l’objet d’une thèse (qui a oublié l’idée géniale des sapins magiques suspendus autour de la scène « paresse »). Seven est un film noir, amer et serré comme un expresso. Du genre de ceux qui vous retournent l’estomac. Si le spectateur sort le ventre noué par un final ahurissant de désespoir, William Somerset conclut le métrage sur une note dissonante et inattendue. Une citation d’Ernest Hemingway (auteur dont une nouvelle inspira le classique du film noir Les Tueurs en 1946), qui laisse entendre que Somerset a retrouvé une raison de se battre. L’inspecteur termine le récit moins apathique qu’il ne l’a commencé tandis que le spectateur lui, est à genoux. Cet épilogue lie définitivement Seven à la tradition du film noir,  l’un des plus réussis depuis la fin de l’âge d’or hollywoodien.

Olivier Grinnaert

NB : Critique précédemment parue sur Le passeur critique

Remerciements à Cyrille Falisse.

 

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