Début mars 2014, Bill Plympton était à Bruxelles pour la promotion de son nouveau film Les Amants électriques (Cheatin’) au festival Anima. Après une masterclass marathon de plus de six heures, le réalisateur de L’étrange lune de miel nous a accordé un long entretien. De Tex Avery à Windsor Mc Cay en passant par James M.Cain et Katsuhiro Otomo, il est revenu avec nous sur l’élaboration de son dernier film et ses multiples sources d’inspiration.
Quelle fut la première idée à l’origine de la création des Amants électriques ?
Il s’agit d’une histoire que j’ai eu avec une femme à la fin des années 90, une grande histoire romantique qui s’est terminée de manière passionnelle sous un torrent de cris et de larmes. Nous en étions venus à nous détester même si nous ne pouvions cesser de faire l’amour. Ce sentiment mêlé d’amour et de haine qui peut vous envahir dans ces moments-là me semblait un point de départ intéressant pour une histoire.
Les Amants électriques est un long métrage moins ironique et violent que vos précédentes réalisations. Vous assumez complètement la nature mélodramatique de cette histoire d’amour.
De nombreuses critiques qui m’ont été formulées à propos de mes précédents longs métrages concernaient le manque d’épaisseur de mes personnages et les ressorts comiques et violents qui sont devenus ma marque de fabrique. Avec ce nouveau film, j’ai voulu construire une histoire qui se repose plus sur ses personnages que sur une succession de gags. Je voulais que le public puisse s’identifier à eux. Les Amants électriques n’est pas une comédie mais plutôt un film de personnages.
Après Idiots and Angels, Les amants électriques est votre second long métrage sans dialogue, est-ce une nouvelle évolution de votre style ?
Oui, je préfère raconter des histoires sans avoir recours à des dialogues. C’est une forme que j’ai expérimentée depuis longtemps avec mes nombreux courts-métrages et qui me semble aujourd’hui plus naturelle. Tout comme Idiots and Angels, Les amants électriques est un film poétique, et les spectateurs doivent avant tout se concentrer sur les sentiments des personnages plutôt que sur le sens des dialogues. Je n’ai d’ailleurs jamais été très doué dans l’écriture des dialogues, c’est quelque chose qui me semble toujours très laborieux. En tant que réalisateur indépendant, l’absence de dialogue permet également à mes films de voyager et de se vendre à l’étranger bien plus facilement et d’économiser beaucoup de frais liés au doublage et à la synchronisation des dialogues.
La musique joue cependant un rôle de premier plan.
Nicole Renaud a composé 75% de la musique du film. J’aime beaucoup la tonalité nostalgique de sa partition. Les amants électriques est un film habité par la nostalgie, celle des années 50, entre voitures rétros et coiffures vintages. Il s’en dégage une atmosphère de film noir que la musique de Nicole souligne à merveille. Sa musique nous plonge au cœur même des tourments des personnages.
Vous utilisez aussi de la musique d’Opéra
Oui, le Libiamo Ne’ lieti Calici de la Traviata de Giuseppe Verdi ainsi que le Cancan de l’Orphée aux enfers de Jacques Offenbach. J’aime beaucoup les passions tourmentées qui sont au cœur de l’Opéra. La partition des Amants électriques devait refléter ce même type de sentiments exacerbés.
Autre changement dans votre style, vous utilisez pour la première fois la peinture à l’eau pour donner vie aux couleurs du film.
Il ne s’agit pas vraiment de peinture à l’eau car nous avons eu recours aux logiciels After Effects et Photoshop qui offrent un rendu très satisfaisant. Sans ces logiciels nous n’aurions pas pu obtenir le résultat que je souhaitais, car la peinture à l’eau se prête assez peu à l’animation et les délais de production auraient explosé.
Votre trait est aussi plus affirmé, plus expressionniste et rappelle celui du peintre français Georges Rouault ou certaines aquarelles de Jean-Michel Folon.
J’aime beaucoup les styles distincts de Georges Rouault et de Jean-Michel Folon mais ma référence principale était le film noir, et son atmosphère sombre et mystérieuse. Je suis un grand admirateur des romans de James M. Cain et des adaptations cinématographiques qui en ont été tirées, d’Assurance sur la mort au Facteur sonne toujours deux fois. Ses histoires étaient remplies d’amants qui s’entre-tuaient et semaient la mort autour d’eux, je voulais retrouver ce sentiment avec Les amants électriques.
Le personnage de Jake est une combinaison de Marlon Brando, Tom Hardy et de vous-même mais quel fut le modèle du personnage de Ella ?
Je me suis inspiré en partie de l’actrice Linda Darnell mais Ella est surtout le fruit de mon imagination, une vision fantasmée et fantasmatique de la femme idéale, avec ses jambes effilées, ses larges épaules et ses cheveux longs.
Une grande partie de vos films sont des comédies, mais depuis Idiots and Angels le paysage semble s’être obscurci, vous prenez plaisir à jouer avec des thématiques plus sombres ou est-ce le reflet d’un Bill Plympton en proie à ses propres démons ?
Malgré son atmosphère noire et anxiogène, Idiots and Angels était encore une comédie. Le concept d’un tenancier de bar prêt à faire exploser tous les bars des alentours pour accroître sa clientèle était une pure idée de comédie, de parodie déjantée du capitalisme, à la manière du très réussi Loup de Wall Street de Martin Scorsese.
Cet aspect parodique et satirique se retrouve également dans votre style visuel, vous aimez beaucoup violenter et enlaidir vos personnages, leurs yeux et leurs visages prennent souvent des formes inattendues. Par exemple dans Eat on assiste même à un véritable tsunami de vomi de la part d’un des clients du restaurant.
Enfant, j’ai beaucoup été marqué par les dessins animés de Tex Avery et de Chuck Jones qui étaient extrêmement violents, et j’ai voulu accentuer à mon tour cette violence en la rendant encore plus surréaliste et exagérée. Je pense que ce traitement de la violence est un ressort comique qui est aujourd’hui devenu une de mes marques de fabrique. Je suis également un grand amoureux de cinéma d’animation japonais et de tous les monstres qui peuplent le cinéma de l’archipel. Je reste un admirateur des films de Katsuhiro Otomo et de Hayao Miyazaki.
Vous avez aussi souvent recours au grand angle pour accentuer ce traitement
L’animation est ouverte à toutes les possibilités, nous ne sommes pas soumis aux mêmes restrictions que le cinéma traditionnel. Le grand angle me permet de jouer avec les perspectives, de tricher avec la réalité en la distordant et d’accentuer ainsi la dramaturgie des scènes. J’aime construire ma mise en scène sur une multiplication des points de fuite là où d’autres cinéastes se limitent trop souvent à deux points de fuite.
Votre cinéma est toujours ancré dans une forme de quotidien au sein duquel le fantastique surgit sans crier garde.
Là aussi il s’agit d’un véritable jeu d’influence qui commence peut être avec La quatrième dimension, Tex Avery, Bob Clampett ou Windsor Mc Cay.
Vous avez d’ailleurs participé à la restauration du chef d’œuvre de Windsor Mc Cay The Flying House qui préfigure Là-haut de Pete Docter.
L’œuvre de Windsor Mc Cay (Little Nemo) a eu une grande influence sur moi et je souhaitais réhabiliter son travail aux yeux d’un large public. C’est un des plus grands génie du cinéma d’animation et je ne voulais pas que ses films soient la seule chasse gardée des archivistes et des rats de cinémathèque. J’ai découvert il y a un peu plus cinq ans The Flying House qui était présent sur une VHS aux côtés de ses plus grands classiques et je suis tombé amoureux du film. La carrière de Mc Cay dans le domaine de l’animation a été brisée après ce film car son patron William Randolph Hearst trouvait que ce dernier négligeait trop son travail de dessinateur et de caricaturiste au profit de l’animation. Serge Bromberg a fourni la copie digitale du négatif original et la restauration a été en partie financée par une campagne Kickstarter. J’ai fait coloriser chaque image en respectant la charte graphique de couleurs utilisée par Mc Cay sur ses bandes dessinées et sur son adaptation de Little Nemo. Nous avons également enregistré les voix de Patricia Clarkson et Matthew Modine pour donner vie aux deux protagonistes et ainsi pouvoir effacer les bulles que Mc Cay avait utilisé pour pallier à l’absence de son. J’ai perdu de l’argent dans cette bataille mais ce fut une belle aventure.
Vous avez également débuté votre carrière en tant que dessinateur de bande dessinée et de caricatures politiques dans de nombreux magazines mais lorsque vous avez débuté votre travail dans l’animation vous avez abandonné ce versant politique de votre travail.
Mes caricatures étaient en phase avec l’actualité du moment et mon travail dans l’animation doit lui s’inscrire dans le long terme. La production d’un long métrage dure de longs mois et je ne peux pas me permettre de me focaliser sur un sujet d’actualité qui sera devenu obsolète au moment de la sortie de mon prochain film. Les politiciens changent à chaque élection et je souhaite que la carrière de mes films ne soit pas limitée à un seul mandat. Je veux que mes films soient toujours aussi amusants et divertissants dans plus de 50 ans. Si j’avais fait un film sur Georges Bush, personne n’en n’aurait voulu et il serait déjà passé aux oubliettes.
Vous êtes crédité en tant que scénariste, réalisateur, monteur et producteur au générique de vos films mais ce n’est qu’une partie de votre travail.
Je m’occupe également du storyboard, du « character design », des arrières plans, du choix des couleurs, de la promotion et de la vente. J’adore le processus de création dans son ensemble. Il y a quelque chose de très gratifiant à être présent du début à la fin et d’aller à la rencontre de mon public. L’étape de création qui me plaît le plus reste toujours le travail sur les ombres, c’est là que le dessin prend réellement vie sous mes yeux.
Depuis Idiots and Angels vous êtes devenu le père d’un petit garçon, est-ce aujourd’hui une source d’inspiration dans votre travail ?
Être devenu père m’a rendu plus sélectif dans le choix de mes projets car je ne peux plus rester aussi longtemps chevillé à ma table de dessin. Peut-être que le nombre de films que je vais réaliser dans le futur sera moins important, mais je crois aussi que cet événement m’a aussi rendu plus sensible et m’a ouvert de nouvelles perspectives. Bien que cela n’ait rien à voir avec la naissance de mon fils, je caresse depuis quelques temps le projet d’un film pour enfant, mais rassurez-vous je vais continuer à faire des films pour adultes.
Gravity est votre film préféré de l’année dernière, en tant que réalisateur ayant œuvré dans le domaine de l’animation et du cinéma traditionnel, comment appréhendez vous cette révolution technologique ?
Gravity est un film merveilleux, qui vous emmène très loin dans l’espace et ne vous relâche jamais. Il s’agit d’un film qui doit tout aux talents de ses animateurs et de son metteur en scène mais je dois aussi avouer que je préfère ma table de dessin et mon petit studio. La fabrication artisanale de mes films m’autorise de nombreuses erreurs, de nombreux tâtonnements qui font partie intégrante de mon processus de création. Ce travail de recherche à moindre coût m’offre une réelle liberté que je ne pourrais retrouver au sein d’une telle machinerie.
Pouvez-vous nous parlez de votre prochain film intitulé Revengeance et de votre participation aux anthologies The Prophet et Abc of Death 2 ?
Ma participation à The Prophet et Abc of Death 2 est terminée. The Prophet est un projet développé par Roger Allers, le réalisateur du Roi Lion. Mon segment s’intitule Eating and Drinking. Je me suis également beaucoup amusé sur Abc of Death 2, on m’a confié la lettre « H », mon court métrage s’intitule Head Game en hommage au film japonais Mind Game. Le sujet n’a cependant pas grand-chose à voir avec le chef d’œuvre de Masaaki Yuasa, il s’agit d’une idée que j’avais depuis très longtemps de deux têtes en train de se battre. Je dois également terminer un faux documentaire sur la carrière avortée d’Adolf Hitler dans le cinéma d’animation (Hitler était un fan absolu de Blanche neige et les sept nains). Nous allons commencer le travail d’animation sur Revengeance cet été, ce sera une coréalisation avec Jim Lujan qui est un très grand réalisateur d’animation. J’aime beaucoup son travail, il se chargera de l’écriture et nous nous occuperons tous les deux de l’animation. A contrario de Idiots and Angels et des Amants électriques le film comportera des dialogues.
Interview réalisé au festival Anima par Manuel Haas pour le Passeur critique