Journal d’un cinéphile au XXIème siècle
Pensées, aphorismes, observations, opinions, réflexions, blagues… Toute ressemblance avec la rubrique « Bloc-notes » de la revue Positif est absolument volontaire.
Mercredi 19 février
Surfant sur la vague des Oscars, les Razzie Awards ont annoncé la primeur de leur sélection 2020. Une cérémonie dans l’air du temps et dans le sens du vent qui se voudrait iconoclaste mais continue d’embrasser le même prêt à penser qui préside aux Oscars. Sans s’en douter, la petite bête noire de cette nouvelle cérémonie est Sylvester Stallone et son Rambo : Last Blood nommé dans les catégories pire film, pire acteur, pire réalisateur, pire scénariste ou au « Razzie du mépris inconscient pour la vie humaine et les biens publics ». Au fil des décennies et des nominations, aussi diverses que Paul Verhoeven, Michael Cimino ou John Mac Tiernan se virent élevés au rang de « pires réalisateurs », les Razzie auront montré à défaut d’impertinence toute leur absence de pertinence critique. Premiers sur la ligne de départ pour hurler avec la meute sur des films déjà condamnés au box office (Last Action Hero, Showgirls ou La Porte du paradis), il n’est donc guère étonnant de les voir aujourd’hui s’acharner avec la même constance sur Rambo : Last Blood. Loin de nier les nombreux défauts que l’on peut prêter au film (direction photo dégueulasse, montage incohérent et seconds rôles insignifiants), ce Last Blood et le spectacle gore totalement décomplexé qu’il propose apparaît comme un doigt d’honneur salutaire face à une industrie où règne le conformisme le plus mortifère. En revendiquant haut et fort les racines d’un cinéma d’exploitation pur et dur, en ne cherchant jamais à conformer son personnage à son époque, ce dernier opus de la saga est l’antithèse parfaite du cinéma super-héroïque actuel.
Alors qu’en près de quinze ans de règne de Marvel, les Razzies n’ont jamais porté leur attention sur les demi dieux en collants de l’empire Disney, leur acharnement sur un Stallone vieillissant semble tenir davantage de l’imposture que de la posture héroïque.
Vendredi 21 février
Triste à dire, mais le caractère hautement inflammable de la 45ème cérémonie des Césars me donne (un peu) envie d’en suivre la retransmission vendredi soir en direct, et ce pour la première fois depuis plus de 15 ans. Alors que les suites de la démission collective de la direction de l’académie ne sont attendues que pour le printemps (renouvellement des dirigeants et réforme des statuts qui devrait aller vers plus de transparence et de parité), la soirée pourrait effectuer de réjouissants dérapages si les membres de l’académie en venaient à multi-récompenser le J’Accuse de Roman Polanski, tête de gondole avec douze nominations.
Point de langue de bois ou de truchements politico-financiers, chez les bénévoles de Transmission, « Le Cinéma règne » comme disait François Truffaut. Ainsi, dans un monde parfait, point de statuette pour le film de Roman Polanski, et sûrement pas pour ses décors, sa photographie, son scénario ou sa mise en scène. À la limite un Jean Dujardin méritant pourrait tirer son épingle du jeu (même si on ne lui souhaite pas de devoir monter seul sur scène pour défendre le bazar), mais il devra faire face à l’impérial Roschdy Zem de Roubaix, une lumière. Pour nous, c’est bien Portrait de la jeune fille en feu à qui nous voulons jeter des presses-papiers (quatre au bas mot : film, réalisation, photographie et espoir féminin pour Luàna Bajrami). Malheureusement, une victoire du film de Céline Sciamma serait probablement entachée de soupçons de manœuvres politiques en réaction aux orages de ces dernières semaines.
Mais alors que Les Misérables de Ladj Ly raflera sans doute la mise vendredi prochain, la pauvre Céline Sciamma pourra toujours se consoler avec l’accueil très favorable de son film aux États-Unis ou dans les bras de Bong.
Samedi 22 février
STEROIDS, l’émission vidéo consacrée à l’exégèse du cinéma d’action a désormais droit à sa déclinaison en format podcast. Pour ce premier numéro introductif, Stéphane Moissakis et Yannick Dahan reviennent en détails sur Hobbs & Shaw le spin off de la saga Fast and Furious mettant à l’honneur les anciens nageurs et catcheurs Dwayne Johnson et Jason Statham. L’occasion en 35 minutes de dresser le constat désabusé du cinéma d’action contemporain, où le cynisme et la bienséance ont pris le pas sur l’esprit fun et décomplexé qui devrait présider à ce type d’entreprise.
Dimanche 23 février
Les connexions synaptiques des cerveaux cinéphiles sont impénétrables et pleines de surprises. Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans les tréfonds de ma mémoire pour me donner envie de revoir, le même jour, Mort ou vif (1995) et Barry Lyndon (1975) ? À priori, pas grand-chose à voir entre le western outrancier, concis et ultra généreux de Sam Raimi et la précision maniaque de la tragédie picaresque de Stanley Kubrick. Et pourtant ! Les deux films répètent significativement une situation à la fois grotesque et hautement dramatique, capable de réveiller jusqu’aux spectateurs endoloris du J’Accuse de Roman Polanski : le duel !
À l’instar des Duellistes de Ridley Scott (1977), Mort ou vif et Barry Lyndon organisent leur dramaturgie autour d’une succession d’affrontements à un contre un. Dans le western, un des genres fondateurs du cinéma américain, cette figure constitue régulièrement le climax du film (en guise d’exemple canonique, penser à L’Homme qui tua Liberty Valance, John Ford – 1962). En cinéaste moderne et véritable entertainer, Sam Raimi met en scène un concours de duels, transformant son film en succession de morceaux de bravoure, s’obligeant dès lors à déployer des trésors d’inventivité pour renouveler constamment l’intérêt visuel de situations similaires dans leur implantation (une rue, deux personnages, un clocher) et organiser la gradation des événements dramatiques de son récit.
Sans compter les mano a mano ou les affrontements à l’épée, le destin de Redmond Barry se scelle par trois fois autour d’un duel au pistolet : la mort de son père dans le plan d’ouverture, le duel avec John Quint qui le fera quitter son village, et enfin l’affrontement pathétique avec Lord Bullingdon au terme duquel il perdra sa jambe. Dans le roman original de William Makepeace Tackeray, ce dernier duel n’a pas lieu, et Redmond Barry – devenu Barry Lyndon – se fait éconduire suite au désastre de sa gestion financière de la fortune qu’il s’est appropriée. Dans ce film qu’il scénarise également, Stanley Kubrick recourt à l’idée du duel au pistolet, dynamisant son récit et achevant de transformer cette figure en symbole de la destinée de son personnage principal, faite de fierté mal placée, d’opportunités, de hasards et souvent, de tricheries.
En haut Mort ou vif (Sam Raimi, 1995)
En bas Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975)
Lundi 24 février
Gemini Man dernier film d’Ang Lee est – on en a beaucoup parlé sur nos ondes imaginaires – tourné en 3D native, 4K et surtout à une vitesse de défilement de 120 fps. L’avancée technique est certaine et le film, érudit et assez sûr de ses moyens, semble nous rappeler la fascination que connurent les premiers spectateurs devant L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat de Louis Lumière en 1895. D’autant que l’enjeu pour le protagoniste Will Smith, dès la première scène, est d’éliminer un personnage à bord d’un TGV alors que lui même n’y est pas, Ang Lee s’amusant d’entrée à redéfinir le principe même de vitesse et de mouvement à l’écran (à travers la vitesse du TGV, les visions à l’œil nu ou à la double lunette du sniper de Will Smith, l’abolition du flou de mouvement, la redéfinition des différentes profondeurs de champs, etc.). Est-ce le hasard ou la chance mais Youtube nous propose depuis plusieurs jours une remasterisation du film estampillé Light Bros. dans des conditions identiques à celles du film d’Ang Lee, si l’on excepte la 3D. À nous d’y voir une mise en perspective grisante des avancées technologiques face à la stylisation désormais normée du réel qu’est le 24fps, dans le but de questionner un certain retour des salles à une splendeur technique sans égale et ainsi retrouver le pouvoir de fascination, d’attraction foraine qu’elles ont toujours porté.
Mardi 25 février
20h, j’attends un sujet intéressant pour combler l’actualité cinématographique moribonde du jour lorsque j’apprends la culpabilité votée à l’unanimité de l’ex-producteur et co-directeur de Miramax Harvey Weinstein pour agression sexuelle et viol au troisième degré. Bonne nouvelle si ce n’est que ce troisième degré d’infraction (correspondant à un non consentement clairement exprimé) lui permettra, selon la justice américaine, d’échapper à la perpétuité. À peine cinq minutes plus tard, je lis dans une interview de Mark Ruffalo que Kevin Feige aurait flirté avec la porte du studio Marvel car jugé trop adepte d’inclusivité et de diversité genrée et ethnique par Isaac Perlmutter, CEO de Marvel Entertainment. Loin de moi l’idée de défendre la politique de Feige et encore moins de classifier ou sectoriser ces faits selon leur « degré de gravité » mais ces exemples – un peu « deux poids, deux mesures » – me semblent plus que jamais prouver la nécessité absolue de continuer à porter les combats et à creuser les débats, respectivement plus haut et plus profond.
Sur ce, bonne semaine cinéphile à toutes et à tous !
Olivier Grinnaert, Manuel Haas, Lucien Halflants.