Journal d’un cinéphile au XXIème siècle
Pensées, aphorismes, observations, opinions, réflexions, blagues… Toute ressemblance avec la rubrique « Bloc-notes » de la revue Positif est absolument volontaire.
Mercredi 25 mars
Jean-Baptiste Thoret est, on le sait, une personnalité cinéphile unanimement appréciée au sein de notre rédaction. Il est donc tombé comme une évidence d’évoquer son entretien donné à Télérama il y a de ça une semaine. Mais c’est aussi et surtout l’occasion de revenir sur son excellent travail avec Make My Day l’édition de StudioCanal et sur certaines retrouvailles filmiques auxquelles il offre une nouvelle vie. Parmi elles, Canicule (Yves Boisset – 1984) et Mandingo (Richard Fleischer – 1975) dont il fut déjà question dans ces lignes et sur le(s)quel(s) nous pourrions revenir de vives voix. À bon entendeur, semble être l’expression adéquate. Et Thoret de clore l’interview par un tropisme qui pourrait lui être propre : connecter un événement cinéphile (ici, l’avènement de Netflix et le cinéma de flux algorithmiques) à son contexte sociétal. Comme souvent, passionnant. (Lire l’interview ici).
Jeudi 26 mars
La situation actuelle prouve et révèle de très nombreuses choses. Parmi elles, l’extrême importance d’un internet gratuit et accessible à tous, permettant plus que jamais aux horizons de s’étendre. Selon cette idée, nous ne pouvons que remercier le service cinéma d’Arte pour la très régulière mise en accès libre (ne fusse que pour un temps déterminé) de contenus documentaires de grande qualité. Melville, Le Dernier Samouraï fait partie de ceux-là. Entre pudeur virile et mise en scène intime de sa personne, le maître français s’y dévoile en prenant bien soin, maître de la lumière qu’il était, de laisser naître et s’éteindre les zones d’ombres. Deux choix paraissent cependant contestables : celui, frustrant, de flouter une partie de la liste des 63 metteurs en scène américains préférés du cinéaste et les interventions face caméra régulières de Taylor Hackford, par toujours parfaitement pertinentes.
Vendredi 27 mars
Cinéaste New-Yorkais par excellence, Abel Ferrara ne fait plus l’unanimité dans l’équipe de Transmission depuis quelques années. L’auteur de ces lignes garde cependant une féroce sympathie pour celui dont la sincérité continue de foutre le feu aux récents films, quand bien même ceux-ci seraient moins incarnés qu’auparavant. 4h44, dernier jour sur terre (2011), film catastrophe en creux, modeste dans son approche du genre, narre les dernières heures de l’humanité à travers le prisme du couple moderne. Tout le long de la vision, une question se pose : comment vivrions-nous nos dernières heures ? Confinés, abrutis d’agacement devant les journaux télévisés, à skyper nos proches, s’adonner à nos passions oubliées entre quelques rares sorties précisément réservées aux courses de denrées alimentaires et autres psychotropes ? 4h44 am, 4h44 pm, hier, avant-hier ou aujourd’hui, comme un sentiment de déjà vu.
Lundi 30 mars
Qui aime le cinéma aime forcément Orson Welles. Non ?
En ouvrant le livre En tête à tête avec Orson Welles – assemblage d’interviews d’Orson par Henry Laglom réalisées entre 1983 et 1985, publié chez Robert Laffont – je frétillais d’impatience à l’idée de lire les conversations passionnantes et passionnées sur le cinéma. Hors, sonne ici plutôt l’aigreur et le désenchantement d’un cinéaste qui n’est plus tout à fait en phase avec son époque.
Le livre s’apparente à une suite d’anecdotes mondaines plutôt qu’à des débats (de fond) cinéphiles. Le réalisateur d’Othello (1952) s’érige en véritable démiurge du cinéma : c’est selon ses dires lui qui aurait introduit une pléthore d’acteurs et de réalisateurs de talent (Marilyn Monroe, Charles Laughton et beaucoup d’autres) à Hollywood.
Si le cinéaste est attachant dans sa manière de conter les histoires et peut prêter à sourire dans la part de lion qu’il se taille à chacune de celles-ci, il ne ressort pas grandi du livre. Plus aidé par les studios qui sont devenus des machines à formater les films (quelques-unes des pages les plus intéressantes du bouquin), Welles est désabusé et dégaine alors sur tout ce qui bouge : Spencer Tracy est haineux et jaloux parce qu’irlandais, Bogart un poltron qui ne savait pas se battre, Marlon Brando ressemble à une immense saucisse bête comme ses pieds, Katharine Hepburn et Grace Kelly couchent à tout va, Norma Shearer est l’une des femmes les moins douées ayant jamais été montrée sur écran, La Prisonnière du désert (John Ford – 1956) est un film horrible, et Howard Hawks une arnaque sans talent.
Trois cents pages d’historiettes inintéressantes s’accumulent pour seulement quelques feuilles où l’homme s’ouvre pour véritablement parler cinéma et avouer son amour à l’un.e ou l’autre acteur.rice. C’est dans ces passages humains que Welles apparaît à la mesure de son immense talent. Pour le reste, il sera préférable de (re)voir Citizen Kane (1936) ou La Soif du mal (1958).
Bon film.
Mardi 31 mars
Confinement oblige, je profite de mon temps libre pour découvrir des films qui m’ont échappé. Parmi eux, un film de l’un des maîtres du cinéma trop peu souvent cité car confronté à plusieurs chefs d’œuvres d’une filmographie monumentale : Le Temps de l’innocence de Martin Scorsese (1993). Tourné entre Les Affranchis (1990) et Casino (1995) notamment, il est passé quelque peu à la trappe.
Pourtant, le film, tout de travellings et de fondus enchaînés, est – comme toujours chez Marty – virtuose. La voix off et la précision de la reconstitution rappellent Barry Lyndon (Stanley Kubrick – 1975) mais ce qui frappe ici, c’est la prodigieuse interprétation des deux comédiens principaux.
Michele Pfeiffer et Daniel-Day Lewis y sont remarquables. Rarement le désir frustré et la sensualité censurée n’auront été aussi palpables. Par un regard, un geste avorté, une bouche tendue ou une déglutition difficile, les deux comédiens montrent à voir l’impossible union de leurs corps et par là-même, un amour qui ne pourra jamais se vivre (probablement bien plus puissant et fantasmagorique qu’un amour consommé). C’est lorsqu’ils sont à l’écoute de leurs partenaires, dans le jeu non verbal et dans ce qui ne peut être prononcé qu’ils sont renversants : d’explosivité contenue, la simple tenue de leurs corps relate le poids d’une société engoncée dans ses conventions et ses principes.
En voyant cela, je ne peux que regretter de n’avoir vu davantage Michelle Pfeiffer et Daniel Day Lewis au cinéma. Bien qu’ils aient tous deux une belle carrière, j’aurais voulu que Michelle soit plus souvent dirigée avec sensibilité et subtilité. Quant à Daniel, j’aurais aimé qu’il fasse au moins 25 films supplémentaires tant il est pour moi l’un des acteurs les plus complets et élégants qu’il m’ait été donné de voir. Il ne me reste qu’à rêver aux films non réalisés dans lesquels ils excelleraient.
À mon tour de fantasmer, comme seul le cinéma m’en donne la possibilité…
Sur ce, belle semaine cinéphile à toutes et à tous !
Lucien Halflants & Julien Rombaux.