Le long des champs, les corps s’accumulent. Entre deux pluies, entre deux meurtres, la peur grandit au sein d’une bourgade Sud-Coréenne sclérosée. Une unité spéciale de police aux méthodes archaïques est alors attachée à une enquête bien trop importante pour elle. Le manque de preuves et l’abondance de suspects les plongeront rapidement dans le doute et dans l’horreur grandissante d’un peuple incapable de se protéger du mal qui le ronge. Dans le mutisme de ce village, bien loin de toute capitale, s’étalent pluie, sang et morceaux de pèche.
En 2004, sortent Old Boy (Park Chan-Wook) et Memories of Murder. La nouvelle vague sud-coréenne débute son règne sur le cinéma mondial et en profitera – particulièrement chez Bong Joon-Ho, cinéaste qui nous intéresse ici – pour régulièrement faire de l’explosion des genres une marque de fabrique. Les codes éculés se verront déchirés et projetés sur une toile distendue d’un style nouveau qui n’aurait pour but que les variations de teintes, de tempo et de tonalités pour nourrir l’enjeu de chaque scène, plus que le rythme soutenu ou une certaine forme de concordance. Le tragique répondra aussi souvent que nécessaire au grotesque, le sang aux larmes.
Au-delà de cet éternel mélange des genres cher au metteur en scène, c’est l’abject et l’absurde d’une certaine ruralité sud-coréenne qui semble d’abord l’intéresser. Regarder souffrir non pas tant les victimes des crimes mais les limiers, proies à un climat de violence et d’incompétence. Crétins amusés par leur condition, puis ridiculisés par leur incapacité à faire avancer l’enquête. Flicaille locale pourrie dont l’orgueil meurtri suite à l’arrivée d’un détective de Séoul au professionnalisme à peine moins relatif ne prouvera qu’une chose : la bouffonnerie ne tue pas, ou en tous cas, pas ceux que l’on croit.
Si le cinéma sud-coréen se teinte régulièrement du seul pessimisme capable de rivaliser avec la noirceur de ses propos, Bong Joon-Ho apporte à ses films la lumière indispensable aux contrastes qui l’intéressent. Loin du mythe anxiogène, la clarté se confronte aux ombres naissantes de la forme. Et Bong Joon-Ho d’apporter la dérision burlesque et la naïveté pour surnager les fleuves de sang et de pétrole. L’équité n’aura pour prix que le deuil des victimes et la capacité des enquêteurs à s’entraider. Défaits de leurs méthodes et de leurs différences, ils n’auront de choix que de porter ensemble la tristesse d’une recherche impossible pour le restant de leurs vies.
Ce plaisir du détournement – de faire surgir les informations capitales comme tourner sa narration à plusieurs vitesses – se retrouve particulièrement dans la mise en scène du cinéaste. Au-delà de l’attention portée à la plastique de son métrage et de la direction souvent outrageuse, presque risible donnée à ses acteurs, c’est sa mise en scène qui se meut sous toutes formes. Depuis, coutumier du fait, Bong Joon-Ho s’amuse à brouiller les pistes, faire valser les tons, flirter avec le grotesque, le drame, la peur, voire le fantastique lorsqu’au détour d’une scène de meurtre nocturne, l’action se fait presque abstraite et laisse sa force picturale comme unique propos. Il est question ici, d’un tueur qui aura profité de l’état d’urgence national pour sévir il y a un quart de siècle. En ce sens, la scène de reconstitution du meurtre est particulièrement parlante. Le tout tourne rapidement au fiasco devant une brigade de journalistes et montre ainsi au ralenti et par l’absurde toute une hiérarchie, une administration, un état, se déliter dans les champs de blé.
Mais si le génie de Bong Joon-Ho brille dans chaque plan, jamais il ne se fait emphatique. La réserve et la maîtrise sont de mise. Ainsi le contexte historique s’inscrit en arrière-plan à travers les manifestations étudiantes annonçant la chute de la dictature ou ce sentiment d’infériorité et cette envie de copinage avec les États-Unis à travers le fossé technologique qui oppose flics ruraux et citadins, eux-mêmes représentant du profond dysfonctionnement étatique. Allant jusqu’à montrer un de ses personnages patientant sur des tas d’ordures en flamme. C’est bien l’arrière plan tout en contradictions politiques qui rapidement devient le sujet principal du cinéaste.
Dans le plan final, rappelant l’inaugural et laissant son protagoniste perdu laisser fuir son regard directement dans l’optique de la caméra, Bong Joon-Ho nous invite à questionner la suite du présent montré pendant plus de deux heures. Ainsi, le polar incongru qui s’en cache, laissera ses secrets à arracher au cœur des chairs trop cuites, trop abîmées, de ses hérauts d’un état en décomposition. Les corps barbouillés de nectars et de cicatrices, les laissés pour compte auront dansé avec leur temps, avec leurs malédictions et confronté leur culture au pied d’une dictature qui divise. Dans une oblique parallèle, ils auront alors tenté d’avancer vers un vide commun, vers l’irrationnel d’un combat contre le mal, contre un diable parmi tant d’autres, pour en signifier bien d’autres.
Lucien Halflants.
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