Style
The Duke Of Burgundy est le troisième long-métrage de l’anglais Peter Strickland. En 2012, le précédent effort de l’auteur-réalisateur, Berberian Sound Studio, avait attiré l’attention en ralliant à sa cause les fans de cinéma de genre italien des sixties. Jugez plutôt: un ingénieur du son so british y était engagé par un producteur véreux afin de réaliser la bande son d’un giallo, un job qui tournait assez vite au cauchemar claustrophobe. Malgré des apparences moins geek-friendly, The Duke Of Burgundy entretient bien des points communs avec Berberian Sound Studio. Dans les deux cas le postulat de départ est plutôt simple, le ton singulier (pince-sans-rire, premier degré et volontairement artificiel) et la réalisation sophistiquée. Autrement dit, Peter Strickland est à la fois un auteur et un styliste, à l’instar d’un Peter Greenaway ou d’un Ken Russel pour citer deux de ses compatriotes. En s’embarquant pour une séance de The Duke Of Burgundy, ceux qui ont déjà tâté de l’univers du bonhomme avancent donc en terrain connu. Pour les autres, soyons clairs, vous n’avez jamais vu ça.
Pitch
Dans une province et une époque non-identifiées, Evelyn (Chiara D’Anna) la trentaine, frappe à la porte d’une vaste demeure. Une femme légèrement plus âgée, Cynthia (Sidse Babett Knudsen), invite Evelyn à entrer puis lui ordonne de faire son ménage ou de laver ses vêtements. Plongée dans des manuels d’entomologie, la maîtresse de maison oblige ensuite sa servante à lui masser les pieds, avant de lui infliger divers sévices. Assez vite après cette introduction, les deux femmes se révèlent amantes. Dès lors, The Duke Of Burgundy devient l’exploration du couple formé par Evelyn et Cynthia. Un couple où les mêmes actions, les mêmes répliques, peuvent prendre des teintes radicalement différentes, au fil de l’évolution des personnages.
Idem/Différent
Evacuons la question d’emblée, The Duke Of Burgundy, soit le « Duc de Bourgogne » est une espèce de papillon européen, aujourd’hui en voie de disparition. Evelyn et Cynthia, les deux personnages principaux du film, sont expertes dans le domaine des insectes, plus précisément des papillons. De multiples cadres épinglant des spécimens a priori identiques décorent les murs du bureau de Cynthia. Dans l’espace fictionnel inconnu du film de Peter Strickland (dont tout homme est exclu), cet intérêt pour les papillons fait partie de la norme, à l’instar du sadomasochisme, deux passions auxquelles les héroïnes consacrent le plus clair de leur temps. Au cours du récit, Evelyn et Cynthia assistent à plusieurs conférences d’entomologie. Lors de l’une d’elles, une conférencière leur détaille les subtiles différences entre deux espèces, des subtilités qui ne se révèlent qu’après une analyse attentive. Cette idée du détail qui fait toute la différence, Peter Strickland l’applique à l’ensemble de son film. À ce titre, le jeu de rôles de la servante soumise décrit plus haut revient à diverses reprises dans le film : les mêmes actions et dialogues sont répétés et même filmés de la même manière, avec les mêmes cadres, les mêmes mouvements d’appareil. Seul le jeu des deux admirables comédiennes propose des variations mais surtout, ce qui fait toute la différence, c’est la perception du spectateur sur ces scènes a priori identiques. Une perception qui évolue selon les clés de lecture que nous a offertes le réalisateur, selon ce que nous savons de la relation entre Evelyn et Cynthia.
Scènes de la vie conjugale
Par-delà toute son étrangeté, The Duke Of Burgundy est avant tout une histoire d’amour. Malgré la gamme de coquetteries sexuelles déployées (saphisme, sadomasochisme, fétichisme, voyeurisme, urophilie…), Peter Strickland évite soigneusement de flirter avec le sordide ou le racoleur. Ceci grâce d’abord au raffinement visuel de l’ensemble, la direction artistique et la photographie diffusant de délicieuses effluves gothiques. Mais c’est surtout la subtilité de l’étude de couple qui élève The Duke Of Burgundy au-delà de l’exercice de style glacé. Un couple déséquilibré (Cynthia domine Evelyn intellectuellement et financièrement mais est assujettie aux fantasmes sexuels de sa compagne) qui se heurte au problème de la fin de la passion et de l’entretien du désir. Malgré l’artificialité assumée de sa mise en scène, The Duke Of Burgundy crée l’empathie du spectateur avec le personnage de Cynthia et parvient à faire naître l’émotion. Un personnage qui se transforme, se travestit, joue à quelqu’un d’autre de peur de perdre l’être aimé. Ainsi les motivations, les émotions, les sensations sont familières des spectateurs, mais déplacées dans un univers quasi-fantastique où les représentantes en accessoires S.M. ressemblent à Jayne Mansfield et ont plus de boulot que le père-noël en plein mois de décembre. C’est bien ce décalage qui confère à l’ensemble sa drôlerie et son parfum si singulier.
Chrysalide
Œuvre fascinante, à la mise-en-scène éminemment réfléchie, sensitive (multiples gros plans sur éléments et matières), aux montages expressionnistes (son et image), The Duke Of Burgundy est une promenade unique. Telle la balade en vélo du générique d’ouverture, c’est une flânerie où l’on retourne sur ses pas, où l’on s’attarde pour porter un regard différent sur des espaces déjà visités. Cela dit, et comme c’était déjà le cas dans Berberian Sound Studio, le système narratif de Peter Strickland finit par tourner à vide et le réalisateur recourt in extremis à une pirouette oniriquo-fumeuse un peu agaçante. Malgré cette réserve, l’auteur-réalisateur confirme ici son statut de franc-tireur passionnant. Croisons simplement les doigts pour qu’à l’avenir, il applique la même rigueur à ses scénarios qu’à sa mise en scène, et Peter Strickland achèvera sa métamorphose en grand cinéaste. Vivement la suite !
Olivier Grinnaert
NB : Critique précédemment parue sur Le passeur critique
Remerciements à Cyrille Falisse.
Retour à la suite du Focus Peter Strickland
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