Journal d’un cinéphile au XXIème siècle
Pensées, aphorismes, observations, opinions, réflexions, blagues… Toute ressemblance avec la rubrique « Bloc-notes » de la revue Positif est absolument volontaire.
Jeudi 23 avril
Datant mes premiers émois cinéphiles à 1989, j’ai vécu en direct la dégringolade de Sylvester Stallone lorsqu’il s’imagina acteur comique au tournant des années 80/90, suivi de son retour de hype avec les succès consécutifs de Cliffhanger (Renny Harlin – 1993) et de Demolition Man (Marco Brambilla – 1993). Bien que mou comme un loukoum, ce dernier film a traversé les décennies grâce à quelques blagues « distopiques » réussies, avec en tête les fameux trois coquillages comme alternative futuriste au papier-toilette.
Demolition Man se déroule en 2032, Sly y interprète un flic congelé depuis 1996 soudain ressuscité par le gouvernement pour traquer un criminel. Au milieu du film, Sandra Bullock en femme-flic du futur (et actrice comique géniale elle par contre), propose verbalement à notre héros de faire l’amour avec elle. Sly accepte, puis Sandra lui demande de revêtir un casque type réalité virtuelle afin de respecter des normes de distanciation sociale. Sly manifeste alors sa déception, lui qui s’attendait à un « échange de fluides » avec sueurs, odeurs, salives, sécrétions, bruits humides de chairs qui s’entrechoquent.
Quand je m’imagine suivre le festival de Cannes en ligne ou retourner dans les salles de cinéma un masque sur le visage et huit fauteuils vides autour de moi, je me sens un peu comme ce bon vieux Sly. Depuis plusieurs années, je regrette que le cinéma s’assagisse, ne prenne plus de risques, s’aseptise, avec pour résultat des centaines de films interchangeables, inoffensifs, oubliables, fadasses. Aujourd’hui, la crise sanitaire fait déborder cette tendance de nos écrans vers nos salles, tandis que s’éloigne encore le fantasme du retour d’un cinéma anarchiste, malpoli, de sueur, de sang, qui déborde, qui tâche, qui pue, qui hurle. Un cinéma avec de la vie dedans.
Et pendant ce temps, en ligne, la plateforme du géant aux grandes oreilles cache les fesses de Darryl Hannah.
Le high-five version Demolition Man. Un film prophétique.
Vendredi 24 avril
Immense succès de la VOD, la série Tiger King, « réalisée » par Eric Goode et Rebecca Chaiklin est absolument déprimante. Freak-show à la vulgarité assumée, plus proche de la télé-réalité que du cinéma documentaire, le produit est un maelstrom d’images disparates, dont l’assemblage ne semble répondre qu’à une logique de surenchère permanente. En plus d’être complètement décomplexé de toute tentative d’articulation d’un point de vue documenté sur un sujet potentiellement fécond (passionnante piste évoquée de l’ivresse du pouvoir et de ses signes extérieurs), le pire reste la façon dont la série fait feu de tout bois, en juxtaposant absolument tous types de prises de vues (qu’elles soient volées, tournées par l’équipe du documentaire, par les intervenants eux-mêmes…) et brouille complètement la piste d’un niveau de référence du discours. Assommé, gavé, noyé dans le flux, le spectateur n’y a aucune occasion de se poser la question du vrai ou du faux. Un objet un peu inconscient à l’heure où l’éducation aux médias devient une nécessité publique.
Et pour ceux qui gardent un certain respect pour le cinéma documentaire, retrouvez ici une leçon de cinéma d’une heure dispensée par Frederick Wiseman, un cinéaste qui respecte son spectateur et son medium.
Samedi 25 avril
La chroniqueuse de l’autre côté des ondes radiophoniques me conseille de me plonger dans un essai intitulé Éloge de la lenteur du philosophe Carl Honoré. Un titre qui éveille mon souvenir très frais de mon idéal de film de confinement, soit le fameux The Taste of tea (2003) revu il y a quelques jours à peine. Alors qu’on en a soupé, l’expression feel-good movie convient particulièrement à l’œuvre signée Katsuhito Ishii, un réalisateur aussi connu pour avoir dirigé la fameuse séquence animée de la formation d’O-Ren Ishii dans Kill Bill, Vol.1 de Quentin Tarantino (2003). D’une poésie légère et fantasque, s’y enchaînent des séquences aussi drôles que touchantes, servies par des effets spéciaux surannés : un gamin amoureux qui s’épuise sur son vélo, une séance d’hypnose en famille, un dessin-animé bruité en direct à la bouche… Alors qu’on y trouve littéralement des séquences où des personnages mutiques regardent le ciel, The Taste of tea est un temple érigé à la gloire de la lenteur, de l’oisiveté, de l’immobilité, ici des qualités nécessaires pour saisir l’éclosion de la délicieuse cocasserie du quotidien. Augustin Trapenard, animateur du Cercle, émission télévisée d’actualité cinéma qui a le mérite d’exister, pose cette question de manière hebdomadaire à ses invités : « Dans quel film aimeriez-vous vivre ? ». Eh bien moi, je voudrais vivre dans The Taste of tea.
Lundi 27 avril
À l’heure où la reprise des activités semble poindre à l’horizon, pour bien des secteurs, ce retour à la vie pose beaucoup plus de questions que l’arrêt brutal qui a précédé. Dans les journaux, paraissent deux « tribunes », qui voient différents secteurs du monde du cinéma, belges et français, non seulement tirer la sonnette d’alarme, mais surtout proposer des alternatives, des solutions, pour essuyer les plâtres.
L’Union fait la force. Dans le quotidien belge d’information francophone L’Echo, paraît une tribune signée des cinq dirigeant.e.s des cinq institutions belges publiques (francophones et néerlandophones) dont la mission est d’investir dans la production cinématographique. Ensemble, ils proposent une révision du mécanisme dénommé Tax Shelter, qui permet aux entreprises d’injecter une partie de leurs bénéfices dans les budgets de films, cet argent étant dès lors sujet à un allègement fiscal. Grâce à cette révision, malgré la crise et des rendements moindres, ce système pourrait perdurer dans les mois à venir, de manière à garantir des activités pour les professionnels du monde audiovisuel (retrouvez la tribune ici).
Pour pallier à l’absence de nouveaux programmes, France Télévisions crée de nouveaux créneaux destinés aux films de cinéma dans ses grilles horaires. Ainsi, Les Aventures de Rabbi Jacob (Gérard Oury – 1973) obtient plus de 4 millions de téléspectateurs. Suite à ce succès, une centaine de personnalités du monde du cinéma français (éditeurs, distributeurs, critiques…) publie une tribune réclamant non seulement le maintien de ces cases après la fin de la crise sanitaire, mais aussi leur élargissement à une définition plus large du cinéma de patrimoine (au-delà des comédies populaires), et surtout un accompagnement, une contextualisation de ces films. Ceci afin que le service public télévisuel (encore fenêtre sur le monde principale de l’immense majorité de la population française) accomplisse son devoir de médiation culturelle (retrouvez la tribune ici).
Voici bien la plus belle proposition de « monde d’après » qu’il m’ait été donné d’envisager.
Mardi 28 avril
À leur tour, exploitants et distributeurs tentent de trouver des solutions pour que déconfinement et déconfiture n’aillent pas de pair. Tandis que je reçois des appels aux dons de cinémas bruxellois ou que d’autres m’envoient un questionnaire pour savoir si je serais prêt à y retourner « là tout de suite » (sans me donner le programme), il semble bien que rouvrir sans stratégie soit le risque d’une longue période de salles vides, le public apeuré et les distributeurs repoussant sans arrêt les dates de sorties de leurs grosses cartouches. En Chine, les cinémas ont ouvert leurs portes à nouveau fin mars, armées d’un plan qui leur permettait de remettre à l’affiche une sélection de succès locaux, dont certains issus du cinéma étranger. Le résultat fut un gadin spectaculaire, salles désertes et, pire que tout, nouvelle fermeture exigée huit jours plus tard par le gouvernement.
Rêvons du retour des Cinémas : un été suave et lumineux, sur les places, dans les parcs et les jardins, les apéritifs en extérieur se prolongent en projections pirates en plein air de films populaires & singuliers, d’abord à cinq, puis à dix, à vingt, à quarante. Jusqu’aux petites heures, les pelloches sont débattues de manière passionnée par des amateurs-trices qui se trouvent, se retrouvent, tombent amoureux… Un retour progressif du Cinéma comme expérience collective, comme « espace commun ». En septembre, un feu d’artifice de relance, une semaine où, partout en Europe, le prix d’une place de cinéma redescend à un tarif démocratique. Avec à l’affiche, sortis de concert, des locomotives à spectateurs (Tenet de Christopher Nolan ou le nouveau James Bond) aux côtés d’œuvres attendues par les cinéphiles (Benedetta de Paul Verhoeven ou Last Night in Soho d’Edgar Wright).
Faîtes de beaux rêves.
Belle semaine cinéphile à toutes et à tous.
Olivier Grinnaert.